Mon maître et mon vainqueur

Le juge est un bon juge, par exemple, en plus d’être une flagornerie est un hexasyllabe : le e de juge s’efface au profit du e de est….. (p.16)

J’avais déjà aimé deux des précédents livres de François-Henri Désérable : « Un certain M. Piekielny » et « Evariste » – et on retrouve absolument son style inimitable de sur-doué des mots, érudit (documenté) et maître S du calembour littéraire, ici avec un saupoudrage de scènes érotiques et des poèmes comme « colonne vertébrale » dans un flux narratif virevoltant non exempte d’ironie et d’autodérision.

Ce n’est pas le premier roman dans les bacs des libraires de 2021 qui parle d’AMOUURR triangulaire. Vous vous rappelez (peut-être), on disait que « Feu » de Maria Pourchet renouvelait le genre – Désérable va encore plus loin mais dans la direction opposée.

Ici le triangle amoureux est constitué par Tina (actrice et mère de 2 enfants), Edgar son compagnon qu’elle est sur le point de marier, et Vasco, un employé (conservateur) de la BNF, avec lequel elle aura une liaison forcément fatale ou pas banale. Le tout est raconté par un narrateur (ami de Vasco ET de Tina) qui lui se trouve en tant que témoin devant un juge (qui n’est pas sans rappeler le juge d’un roman de Tanguy Viel – « Article 353 du code pénal« ). Il s’adresse souvent au lecteur (et fait des apartés et digressions qui m’ont ravi !)

annotations manuscrites par Baudelaire

Ce qui m’épate chez Désérable c’est cette capacité de parsemer ses belles phrases débutant dans un style quasi littéraire avec des « écarts de langage » ou glissements sémantiques. Ca peut énerver pas mal de lecteurs mais provoque chez moi des fous rires.

« ...cette fille, ai-je pensé, a des seins de lavandière, et je me souviens l’avoir imaginée accroupie au bord d’un ruisseau, frottant le linge avec des cendres de bois puis de ses pieds nus le battant, je la voyais….(…) …et j’aurais pu continuer longtemps ma rêverie érotico-historique si Margaux ne s’était pas mise à parler – ce qui nous amène à la deuxième chose à laquelle j’ai pensé : nom de Dieux qu’elle est con. Elle avait la connerie absolue comme d’autres ont l’oreille » (p.173)

Frits Thaulow, Laveuses accroupie

« Trois soirs par semaine Edgar allait dans un club de fitness, ou il s’adonnait au crossfit, au burning cycle au boxe & rope ou au body combat, ce qui fait beaucoup d’anglicismes pour dire qu’il suait comme un boeuf… » (p.56)

Des précisions sur les poèmes (qui jalonnent le parcours amoureux de Vasco) – il y’en a pleins (du nombre de syllabes pour les Haïku, des hexasyllabes, élisions, doubles allitérations, et des questions de l’importance de virgules) et parmi les poèmes « expliqués par le narrateur au juge, il y a « même » un qui vient d’Aragon qui comme tout le monde le sait en a écrit pleins à Elsa…

Le sonnet, c’est un peu comme l’amour conjugal : sa beauté naît des contraintes qui lui sont inhérentes. Pour le sonnet : nombre invariable de vers, invariablement répartis en deux quatrains suivis de deux tercets, nombre équivalent de syllabes pour chaque vers, alternance des rimes féminines et masculines, etc. Pour l’amour conjugal : pesanteur du tête-à-tête quotidien, inévitable effet de routine, inopportune irruption du trivial, etc. Et c’est en dépit de cela qu’il faut tirer du beau, voire du sublime – et c’est, inversement, ce qu’il y a de si grisant mais aussi d’un peu facile dans le vers libre et l’adultère, où l’abolition des contraintes donne le sentiment d’une liberté suprême, absolue, ivre d’elle-même, or que vaut la liberté, j’ai demandé, dépourvue des contraintes qui la bornent ? Vous avez trois heures. Mais c’est à peine s’il a souri, le juge – il n’avait pas dû avoir la moyenne en philo. (p. 86).

J’ai appris ce que c’est sprezzatura, sais maintenant ce qu’est l’ataraxie et je vois désormais le tableau de Magritte « La clairvoyance » avec d’autres yeux.

Ils étaient là depuis une bonne demi-heure, quand le directeur a pris congé en leur offrant un coupon de réduction – soixante-dix pour cent sur une chambre, à utiliser dans les six mois, car il en va des coupons de réduction comme de l’amour : ils portent en eux un terme, une échéance, le désamour est immanent à l’amour comme la date d’expiration l’est au coupon de réduction, à la différence que sur le coupon tout est clair, tout est écrit noir sur blanc, on sait au jour près quand il sera périmé, ce qui n’est jamais le cas de l’amour (pp. 100-101).

J’ai réécouté la chanson « Ton héritage » (Biolay) (« si tu aimes l’automne vermeil merveille rouge sang » …ça vous dit quelque chose ? Non ? Bon – p. 22)

J’entendais les silences de Tina, et je songeais qu’il faudrait établir une typologie du silence, les décrire puis les classer, du silence suggestif au silence oppressant, du silence solennel au silence désolé, du silence monotone d’un coin de campagne en hiver au silence pieux des fidèles à l’église, du silence éploré des chambres funéraires au silence contemplatif des amants au clair de lune, tous, il faudrait les décrire, jusqu’aux silences radiophoniques de Tina.

Paul Dornac – BNF – Verlaine

« Fais de moi ce que je veux !«  (J’aimerai bien entendre cette phrase un jour, nda)

Tout le malheur des couples, selon Allessandro, venait de ce qu’on voie généralement dans le couple une convention bilatérale d’exclusivité sexuelle à durée indéterminée. S’il était communément admis que l’on puisse coucher, ça et là, avec un tiers, et le soir, au lit, le raconter à son conjoint comme il est d’ordinaire de raconter sa journée, tiens, aujourd’hui, à la pause déj, Jean-Jacques m’a prise sur la photocopieuse, et tu sais quoi, chéri, une bonne queue, de temps en temps, y a pas à dire, ça fait un bien fou…(…) quand le désir s’émousse au sein du couple, il faudrait pouvoir sous-traiter. » (p. 109)

Il y a encore des pages que je pourrais citer …. il y en a des trouvailles (bon mots/clins d’œil….) sur quasiment chaque page.

Toutefois, si je reste un moment objectif, je dois avouer que ce roman est presque un persiflage, avec certaines facilités, et pas du tout un essai d’ancrage dans le « réel » (comme l’a fait Marie Pourchet dans Feu), un plaisir immédiat de lecture mais qui ne va pas (très) loin. C’est un Spritz, un Champagne à déguster sans modération qui ne provoque pas de mal de tête, ça vous étourdit un peu, vous fait rire, stimule ainsi la sécrétion d’endorphines, mais s’oublie peut-être rapidement – sauf si on commence – une fois fermé le livre – à feuilleter, (re-)lire des poèmes de Baudelaire, Verlaine, Rimbaud (dont on parle bcp – comme du cœur de Voltaire aussi – ) ou si on s’aventure un jour dans les salles de la Bibliothèque François Mitterand (théâtre d’une scène d’anthologie p. 50-55).

Je comprends le Jury de l’Académie Française qui – après des hésitations, comme le montre le résultat – a décerné le Grand Prix du Roman de l’Académie française 2021 (au troisième tour, avec dix voix contre neuf pour Gilles Martin-Chauffier et Le dernier tribun (Grasset)),  à ce petit roman (hymne à l’Amour et la poésie) qui se lit en une soirée pétillante.

« L’amour est un mécanisme ascendant, on va du sol au ciel et l’on plane, dans un éther impalpable : on dit tomber amoureux, mais c’est un abus de langage. (p. 75)

A propos lorenztradfin

Translator of french and english financial texts into german
Cet article, publié dans Livres, est tagué , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

12 commentaires pour Mon maître et mon vainqueur

  1. Matatoune dit :

    Magnifique chronique pour un roman qu’il me reste à découvrir !

    Aimé par 2 personnes

  2. Ma foi fort tentant, mais aurai-je le temps????

    Aimé par 1 personne

  3. princecranoir dit :

    Ces jeux de langues et astuces lexicales sont bien amusants. Je ne sais si j’aurai l’occasion de prolonger le plaisir par la lecture du roman, mais merci tout de même.

    Aimé par 1 personne

  4. CultURIEUSE dit :

    J’ai ri plusieurs fois en lisant les extraits. Je ne suis pas fan des digressions, mais là, je crois que je vais craquer…

    Aimé par 1 personne

  5. Philisine Cave dit :

    Ma prochaine lecture. J’avais beaucoup aimé son Evariste (avec mon regard de matheuse). J’ai hâte de découvrir Mon maître et mon vainqueur. Dis donc, l’auteur est bien charmant, je trouve !

    J’aime

  6. alexmotamots dit :

    Il m’attends dans ma liseuse suite à de bons conseils.

    J’aime

  7. Ping : L’usure d’un monde | Coquecigrues et ima-nu-ages

Laisser un commentaire