Papa

« On a le droit de rêver son père« 

Lecture dans le cadre de notre club de lecture Shadow Cabinet – nous lisons à plusieurs les 10 livre de la sélection du Livre Inter 2020…. Lu en mode électronique sur ma tablette (les citations seront sans indication de page)

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Présentation de l’Éditeur (Seuil)

19 septembre 2018, j’aperçois dans un documentaire sur la police de Vichy mon père sortant menotté entre deux gestapistes de l’immeuble marseillais où j’ai passé toute mon enfance. Ils semblent joyeux alors que le visage de mon père exprime la terreur. D’après le commentaire, ces images ont été tournées en 1943. Non seulement mon père n’a de sa vie parlé de cet incident mais je n’ai jamais entendu dire par personne qu’il avait eu affaire à l’occupant.

7 (sept !) secondes a duré la scène du documentaire ! Ces sept secondes ont déclenché un formidable travail de mémoire et d’écriture. Régise Jauffret dont j’ai lu « Claustria » (bcp aimé) et « Cannibales » (pas convaincu ) ainsi que « Sévère » (j’écrivais alors : « toujours entre réalité et fiction, à la recherche des zones d’ombre qui les bordent! ») – ce qui est le cas aussi pour ce « Papa » …. mot affectueux qu’on ne lira qu’une seule fois, à la toute fin du livre.

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Après le visionnage du documentaire, la prise de conscience que son père qui n’avait jamais parlé de cet événement, bouscule notre cher auteur, et il va rameuter les cousins, contacter le réalisateur du documentaire, interroge des historiens et se met finalement en route pour un voyage « intérieur » vers son enfance, imagine (bien drôle) la période avant sa naissance, sa conception, son enfance …pour aller « à la recherche du père perdu »….

« Les sept secondes de film ont réveillé l’enfant tapi dans les couches profondes de mon être, me donnant une inextinguible soif de père »

et c’est – comme je disais – parfois drôle, parfois attendrissant. R.J. rajoutera au cocktail un zeste de mots et descriptions durs (presque violents) et passe avec une virtuosité éblouissante de l’enquête en cours et la description de photographies*, vers une illustration de fragments de sa « mémoire en pagaille » et c’est souvent jouissif.

* »Il ne faut pas abuser des photos quand on cherche à se souvenir. Elles sont trop sûres d’elles et même se elles ne sont qu’un atome de ce qu’elles représentent, elles vous imposent leur point de vue comme si elles avaient capté l’entièreté du réel. Elles sont despotiques, elles castrent l’imagination qui est le seul instrument capable de restituer la totalité d’un instant passé. …

Notamment quand il s’emballe et interprète de plusieurs façons ces 7 secondes de film (et de sa suite – dans l’ombre). Le père (malentendant /sourd et vers la fin de sa vie bipolaire, bourré de Haldol, un médicament pour faire empêcher de penser), ce père donc qui, pour le jeune R.J. , était comme « un personnage secondaire de sa vie » qui n’en était pas un père aux yeux de l’enfant ; Était-il  résistant s’enfuyant après son arrestation des geôles de la Gestapo, ou est-qu’il était collabo, acteur…(?)

J’ai beaucoup aimé ce livre qui ne peut laisser insensible (étant fils moi aussi – pas fils unique comme R.J. – mais avec des « comptes à régler » avec mon père – mort en ’79 et « nos » zones d’ombres jamais éclairées…). R.J. fait le tour de la question de la paternité, de la (ré-)écriture de souvenirs, du travail d’auteur/d’écrivain, avoue quand il s’emballe dans la fiction (les dernières pages sont touchantes/tristes de ce point de vue) ce qui est inventé (il ne se dit pas par hasard raconteur ou inventeur de destinées) …. en s’adressant finalement à ce père avec un tendre : »Papa ».

« La réalité me nargue. Moi, le conteur, le raconteur, l’inventeur de destinées, il me semble soudain avoir été conçu par un personnage de roman. »

Il y a pas mal de beaux passages du dans ce court « roman » (disons – moi je les trouve beaux) :

« La mémoire est une maison. On vit dans le salon, on dort dans la chambre. La cuisine sert à adoucir les souvenirs amers, sans compter les obsessionnels qu’il importe d’assaisonner chaque matin pour leur donner un goût de nouveauté. Dans la salle de bain une bonne douche vous débarrasse des bribes mémorielles trop ténues  pour permettre la réminiscence et un séjour dans la baignoire vous permet de ressasser à loisir un bonheur perdu. Enfonçant la tête sous la mousse, vous aurez même l’impression de vous être défalqué du présent.

Le reste de la baraque est en désordre. Le ménage n’est jamais fait. Tout est recouvert d’une épaisse couche de poussière de jours usés jusqu’à la trame dont les heures mortes crissent sous les pas. On s’aventure rarement au grenier, moins encore à la cave ou les rongeurs festoient au détriment de milliers jours fades que nous avons entreposés là faute d’avoir le courage de les brûler dans le jardin avec les pommes de pin de l’été dernier. »

Des passages de ce type servent souvent soit d’intermèdes ou de points de passage-pivots vers des « souvenirs tombés au fond du puits » et son style « sec comme du fil barbelé » d’une précision folle et parfois plein de sous-entendus m’a conquis et a fait oublier mon souvenir en demi-teinte de « Cannibales ».

Le roman se trouve parmi les 5 romans finalistes du Grand Prix RTL-Lire 2020 (qui n’a toujours pas été décerné – prévu lors du Salon du Livre de Paris – annulé) .

Un très beau texte sur ce livre – avec moultes citations :

http://jemelivre.blogspot.com/2020/05/papa-regis-jauffret.html#comment-form

A propos lorenztradfin

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13 commentaires pour Papa

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  2. princecranoir dit :

    Tu m’as cueilli avec cet article. Je pense que je tenterai, d’autant plus s’il est court.

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  3. J’ai été interpellé pour « lu en mode électronique sur ma liseuse » du coup, je viens de façon intéressée. J’ai longtemps été réfractaire aux liseuses mais force de constater que je ne peux plus me déplacer avec 3-4 livres à chaque voyage et qu’en période de confinement (même si je ne pense pas être en manque de livres loin de là) cela pourrait être pratique, du coup…aurais-tu des suggestions de liseuses? Merci d’avance!!!

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  4. Philisine Cave dit :

    L’écriture de Régis Jauffret me fascine et ne me laisse jamais indifférente. Je suis très intéressée par la lecture de Papa : ta chronique est vraiment tentante. Bises.

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    • lorenztradfin dit :

      Tu es probablement aussi rétive au « Liseuses » que moi mais si cela t’intéresse je peux t’adresser le fichier « epub »…. Merci d’être passée – bizz à toi aussi dans ta période « double-peine ».

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      • Philisine Cave dit :

        Je veux bien recevoir le Epub en espérant que cela fonctionne avec l’appli Kobo de la FNAC pour smartphone. « Double peine » : expression qui tombe magnifiquement à point avec ses différents sens. Merci pour tes pensées. Je vis assez bien le confinement car j’ai la chance d’avoir un jardin et il m’est très précieux. Prends bien soin de toi et de tes proches.

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      • lorenztradfin dit :

        ok – Stay safe !

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