Crépuscule

Autour d’eux, la nuit d’hiver régnait coupante de froid et peinte d’encre

Lecture qui m’a été recommandée par mon ami T. de notre Club de Lecture (« Livresques »). Merci ! Notamment au vu que P. Claudel est désormais le nouveau Président de l’Académie Goncourt (devançant d’une voix Pierre Assouline).

Présentation de l’Editeur (Stock)

Aux marches de l’Empire «  Monstre à cent têtes et cent corps  », sommeille une province minérale et nue où le froid, le givre, les bourrasques semblent ankyloser les habitants d’une bourgade qui ne signalait jusque-là ni notoriété historique, ni intérêt géographique, si ce n’est d’être placée à la frontière «  d’un pays dont la bannière se frappait d’un croissant d’or  », et dont la vitalité contraste avec l’épuisement ranci du village aux passions tristes.

Un jour, le curé est découvert mort. La tête fracassée par une pierre. De quelle nature est le crime  ? Qui pouvait en vouloir à ce curé d’une terre où les chrétiens et les musulmans vivaient depuis toujours en bonne entente  ? Que faire, qui accuser, et qui entraver dans son action si, à partir de ce meurtre, s’ordonne toute une géométrie implacable d’actes criminels et de cruautés entre voisins  ? Il y a un heureux  : le Policier, Nourio, car «  c’était fabuleux pour lui d’avoir une pareille affaire, dans ce lieu abandonné de toute fantaisie, de tout grain de sable, roulé dans l’ordinaire des jours  ». Le voilà lancé dans d’inutiles recherches. À quoi sert de s’opposer au cours impétueux des choses  ?

Dans ce vieux monde de l’Empire qui s’affaisse, «  dans un sommeil épais, s’enroulait dans sa léthargie comme un escargot fainéant bâille dans sa coquille  », il y a tous les personnages, en chairs et en vices, qui conviennent au déroulement de la tragédie  : chacun joue à merveille sa partition. Nourio, le Policier au teint olivâtre et aux pulsions incontrôlables. Baraj, l’Adjoint dont l’apparence de bête placide et musculeuse dissimule l’âme d’un enfant poète. Lémia, la fillette aux formes adolescentes dont les ombres et les pleins agacent les nerfs du Policier. Tant d’autres, et même les fantômes des temps passés, qui n’ont en commun, dans leur médiocrité âpre et satisfaite, dans le secret de leurs âmes, que d’agir en comparses du grand Effondrement de l’Empire. De suspens en rebondissements, l’intrigue haletante se double d’une grande réflexion sur nos errements contemporains, la volonté de quelques-uns de réécrire l’Histoire, la négation de certains crimes de masse et autres arrangements avec la réalité.

C’est la 1ere fois depuis « Ames grises » , « La petite fille de Monsieur Linh » et « Le rapport de Brodeck » (2007) que j’ouvre de nouveau un livre de P. Claudel. Et je trouve du glauque et gluant dans une grisaille générale. Non, plutôt un noir noir, un outrenoir de l’âme humaine dans un pays salement enneigé. Le trait de l’écriture de P. Claudel est particulièrement épais et sombre, mais il arrive à nous les croquer parfaitement ses personnages.

Le pillage venait de commencer.

Si tant est que l’homme puisse avoir des scrupules, il a tôt fait de les étouffer, et le pire des êtres humains est le voisin. Sa proximité n’est que spatiale et on se trompe toujours sur son compte quand on s’arrête à ses sourires.

Le voisin est un fauve qui attend le moment de faiblesse pour dépecer celui qu’il observe et jalouse depuis tant d’années. Le voisin est le voyeur par excellence : il connaît tout de votre vie et elle lui semble toujours bien plus belle que la sienne. Aussi au fil du temps, et presque malgré lui, en vient-il à fabriquer un ressentiment qui, lorsque les circonstances s’y prêtent, fera de lui dans le meilleur des cas votre voleur et dans le pire, votre assassin.

Un bon voisin, cela n’existe pas. Un bon voisin est un voisin mort.

Extrait qui montre bien que ce roman fable reflète les hoquètements de l’Histoire humaine puisque nous avons tous lu/vu parfois vécu des situations de ce type évoquée ici (Hutu/Tutsi; Ukraine/Russie; Nazi/Juifs; Palestine/Israël; Ex-Yougoslavie… et derrière lesquelles se cachent les manigances des politiciens, où courent les rumeurs qui enflent, où sont fabriqués des mensonges, où on désigne ou suggère des bouc-émissaires… et voilou on voit les communautés qui se resserrent, font front contre celui auprès duquel elles ont, quelques jours auparavant acheté leur pain, leur viande, leur médicaments….

 Votre intelligence souffre de myopie. Et dire qu’on m’avait vanté votre esprit souple, accommodant. On m’avait même assuré qu’en matière de vérité vous aviez théorisé le principe de… comment l’appeliez-vous déjà, la vérité efficiente, c’est bien cela ? Pourquoi l’oublier ? Elle pourrait pourtant nous être fort utile. 

Le lieu et l’époque sont indéterminés mais on les situe vers le début de 1900 et dans une Europe de l’Est avec une population musulmane.

Katja Lang – La forêt / Der Wald (2022)

Seules lumières dans le tableau noir d’une humanité (masculine) sont justement les femmes, un Iman et surtout Baraj, l’adjoint du policier Nourio (dont les poussées fiévreuses de désir sexuel – on plaint sa femme – , son penchant pour la pédophilie et ses constructions éthiques et moraux variant selon les personnes et situations) oui Baraj est un phare poétique dans cette nuit extrême.


C’est du Breughel mâtiné de Bosch et du Salgado ou de Goya – mais point avec un pinceau à l’encre ou un appareil photo noir et blanc mais par les mots parfois somptueux de temps en temps too much tout en dégageant une poésie cruelle. J’ai en effet eu l’impression que Claudel a voulu trop en faire ce qui m’a un peu gêné (notamment dans la description des accès de fièvre de son désir bestial, encore plus quand la cible était une jeune fille – heureusement protégée par le placide Baraj.

Goya – Pinturas Negras

Un beau roman qui ne laisse pas indifférent mais qui aurait pu être un peu « blanchi » – j’ai pensé à la noirceur trop chargé de Benjamin Withmer, il m’aurait davantage ému avec un peu plus de « dentelles ».

L‘avis de Matatoune est encore plus mitigé.

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2 commentaires pour Crépuscule

  1. J’avais bien aimé « la petite fille de Monsieur Linh » et, dans une moindre mesure, « Les Âmes grises ». Au vu de cette chronique, pas trop sûre de lire celui-ci…

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  2. princecranoir dit :

    Un outrenoir claudélien, voilà qui m’inspire une pointe de curiosité malgré tout. Ton excellente chronique matinée d’extraits bien sentis m’y invite en tout cas, malgré les réserves.

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