Annie Ernaux – « Passion Simple » & « Se perdre »

Annie ERNAUX (*1940) et Prix Nobel de la littérature raconte dans deux livres, très différents l’un de l’autre, une passion amoureuse qu’elle a traversé au cours de l’année 1989. J’ai relu ces livres une petite trentaine d’années après ma première lecture. Le lecteur que je suis aujourd’hui n’est plus le même.

L’adorable Petite Elly – Otto Dix 1920

Dans « Passion Simple » l’homme (35 ans marié/ diplomate/ fumeur/buveur aussi/ faisant penser un peu à Alain Delon) est désigné par l’initiale A. « Se perdre » reprend la même « histoire » – et l’homme, un peu plus « clairement » diplomate et peut-être proche du KGB est désigné par la lettre « S ».

« Passion Simple » décrit  dans un style froid, quasi-clinique et purement factuel, la relation dévorante et incapacitante (A.E. dit qu’elle est « débordante » cette passion) avec cet homme qui vient quand ça lui chante (pardon, il faudrait dire : quand son agenda et son poste à l’Ambassade le permet) et laisse A. Ernaux (divorcée, deux enfants) seule devant le téléphone, seul moyen anonyme pour annoncer sa venue (oui, oui, c’était avant les smartphones, on n’osait pas sortir quand on attendait un coup de fil qui malheureusement ne venait pas toujours).

« Complexe de Penelope » (??)

« J’ai découvert de quoi on peut être capable, autant dire de tout. Désirs sublimes ou mortels, absence de dignité, croyances et conduites que je trouvais insensées chez les autres tant que je n’y avais pas moi-même recours. A son insu, il m’a reliée davantage au monde« 

La dépendance à l’être aimé est poussée à son paroxysme et on est un peu étonné de voir que cette dépendance/passion anesthésie complètement la vie de A.E. (elle n’arrive plus à écrire (ni pour son Editeur ou pour une revue – mais la lecture de « Se perdre » permettra finalement de voir qu’elle n’avait pas complètement arrêté d’écrire).

« Se perdre » (ce livre est nettement plus long), édité qqs années après la sortie de « Passion Simple » s’avère être la retranscription in extenso des journaux intimes tenus par A.E. pendant la période qu’a duré la passion avec S (ou A.). On sait que chez A.E. la sexualité, la recherche du plaisir charnel sont des sujets récurrents et la liaison torride sous le signe de la finitude (elle sait/sent/pressent qu’elle n’est qu’une « passade » – (« je suis une parenthèse érotique dans sa vie, rien de plus ») en est d’autant plus forte pour le lecteur qui se voit submergé par cette fascination pour la personne de S. qui personnifie « l’âme russe », fascination éprouvée par cette femme qui sait qu’elle n’est qu’une maitresse (peut-être même parmi d’autres ?!) qui doit attendre que Monsieur veut/peut bien se libérer pour qqs heures (de vrais 5 à 7, qui sent parfois durement la différence d’âge (elle a 48 ans), qui éprouve la peur de la vieillesse….  

Marc Sijan (Embrace – 2014) – Hyperréalisme

D’un point de vue  de lecteur ou d’écriture, la lecture des deux livres s’avère être passionnante. L’un dans un style neutre, réduit à l’os, clinique. L’autre – normal, on est dans un journal intime – nous montre une A.E. impudique, exhibitionniste (elle se met à nu). A.E. s’ouvre/ s’offre au lecteur aussi bien quand elle monte au 7e ciel que lors de la descente (longue) avec ses affres de la douleur d’être abandonnée. Le lecteur est submergé des termes, tournures et images explicites, celles qui viennent du fond du bas-ventre. Il assiste aux scènes dans lesquelles on suce et sodomise à la pelle, il « participe » à la plénitude, à la satiété et la faim de nouveau.

Quand on n’a jamais vécu une « histoire » aussi dévorante, on la lit d’abord avec un intérêt presque documentaire (par ailleurs, je souligne que malgré les nombreux récits d’après-midi/soir de parties de jambe-en-l’air ce n’est jamais racoleur, rien ne transforme ce livre en un livre qu’on lit d’une main, comme dirait l’autre).

Donc d’un côté un diamant étincelant – et de l’autre un diamant brut, avec trop de scènes d’auto-apitoiement, de douleur ressassée. Et je comprends aujourd’hui que ces cris muets qu’on couche dans un journal intime peuvent être très rébarbatifs pour un lecteur qui pourrait avoir envire de dire « eh oh, change de disque, on a compris « ) …. (je dis ça parce que j’ai relu récemment des pages de mon journal intime des années 80-90 – ce n’est pas triste non plus en récurrences et répétitions mantraesques que j’expurgerais en cas de publication….)

Max Beckmann – Bordel

« Le couple c’est le lieu de la vie soustraite. La passion c’est le lieu de la vie divisée. Et l’amour ce n’est ni ceci ni cela« .

Du haut de mes 68 ans (depuis peu) je conseillerai au lecteur surtout « Passion Simple » mais celui qui souhaite voyager dans le processus d’écriture, regarder de près une personne qui confie aux pages blanches ses moindres sentiments, ses désirs et envies (les plus) intimes, couche sur le papier ses expériences, fantasmes (et rêves – il y’en a un paquet) afin de nommer, clouer au pilori ses tsunamis sentimentaux – un mode aussi pour se libérer des fantômes asphyxiants – oui, ce lecteur là trouvera son bonheur dans « Se perdre ».

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6 commentaires pour Annie Ernaux – « Passion Simple » & « Se perdre »

  1. J’ai lu « passion simple » que j’ai beaucoup aimé mais je ne savais pas que « se perdre » racontait la même histoire sous forme de journal intime. Je vais peut-être le lire dans ce cas ! Merci de cette suggestion de lecture. Et joyeux Noël à toi !

    Aimé par 2 personnes

    • Philisine Cave dit :

      Je crois que je lirais davantage Passion simple que Se perdre. C’est le côté journal intime avec ressassements qui me fait fuir, surtout actuellement. Joyeux Noël et avec retard très bel anniversaire !

      Aimé par 2 personnes

  2. princecranoir dit :

    Je ne suis pas attiré par l’œuvre de Annie Ernaux, mais je ne doute pas de son talent immense dont tu nous laisse partager avec nuance et à-propos les plus belles feuilles.
    Je te souhaite de passer de très belles fêtes de fin de d’année.

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  3. CultURIEUSE dit :

    Ce que je trouve fabuleux dans l’oeuvre entier d’Annie Ernaux, c’est

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  4. CultURIEUSE dit :

    Oups…cette intimité qu’elle crée avec les lecteurices. Son écriture au couteau ou celle, plus garnie, de ses journaux, aussi « externes qu’internes », sont de véritables expériences humaines à vivre ou à revivre. In the flesh.

    Aimé par 1 personne

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