Mahmoud ou la montée des eaux

Présentation de l‘Editeur (Verdier)

Syrie. Un vieil homme rame à bord d’une barque, seul au milieu d’une immense étendue d’eau. En dessous de lui, sa maison d’enfance, engloutie par le lac el-Assad, né de la construction du barrage de Tabqa, en 1973.

Fermant les yeux sur la guerre qui gronde, muni d’un masque et d’un tuba, il plonge – et c’est sa vie entière qu’il revoit, ses enfants au temps où ils n’étaient pas encore partis se battre, Sarah, sa femme folle amoureuse de poésie, la prison, son premier amour, sa soif de liberté.

Cet ouvrage a reçu le prix Wepler – Fondation La Poste, le prix Marguerite-Duras, le prix des lecteurs de la Librairie Nouvelle à Voiron et le prix de la Librairie Nouvelle d’Orléans.

Et peut-être aussi le Prix du Livre Inter 2022 ? Livre lu dans le cadre de notre Club de Lecture Inter Shadow Cabinet.

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Un vieil homme rame et rêve de mourir en paix (accompagné par la musique de Verdi – La force du destin)

Voilà un livre qui sort du lot de la production littéraire de ce début 2022. La guerre de Syrie y gronde (et est présente à jamais dans la tête de Mahmoud). Il (le livre)/Elle (la guerre) résonne(nt) de plus parfaitement avec ce qui se passe actuellement à mi-chemin entre la France et la Syrie – combien d’hommes et femmes en Ukraine (et en Russie) ont des pensées comparables à celles de Mahmoud ?

Et qui parle aujourd’hui (encore) de la Syrie ? Des années de conflits ? (L’Ukraine est aujourd’hui entrée dans son 3e mois de guerre contre l’envahisseur…!!) En Syrie la guerre (complexe, il faut le dire) dure déjà plus de 11 (onze) ans depuis la répression meurtrière de manifestations pro-démocratie.

Pour mettre « en musique » les pensées du vieillard,

« Je ne suis plus qu’un vieillard, je ne suis rien. Rien qu’un corps. Pour l’eau et le soleil. / Comme quand j’écris. / Pour écrire : ressentez à quel point vous n’existez pas, / à quel point vous êtes trouble. / Tout vient de là.« 

Antoine Wauters (dont je n’avais jusqu’ici encore rien lu) choisit les vers libres avec lesquels le lecteur flotte un peu dans des vagues de mots souvent poétiques et truffés ou saupoudrés de parfums, de sensations, de goûts, mais aussi de dégoût, de tristesse, mélancolie, douleur :

(page 128)

La lecture est un peu « étrange » sur les premières pages, mais offre au lecteur une sorte d' »engloutissement » comme la plongée de Mahmoud dans le lac (barrage de Tabqa/ Lac el-Assad) qui a englouti son village natale dont il visite tous les jours (équipé d’un tuba, de palmes et d’un masque « Je continue de palmer, souple, toujours plus souple, pour ne pas blesser l’eau.« ) les vestiges [plus de 11.000 familles ont été déplacés et un patrimoine inestimable dévoré par les flots].

A travers les pensées divagantes de Mahmoud (qui n’est pas loin de la folie – il en a vécu des choses qui rendraient fou n’importe qui) se dessine l’histoire d’un pays [A. Wauters va même plus loin dans une interview* en disant que c’est une sorte d' »autobiographie politique du pays » en lien avec l’intime], avec parfois des notes (en fin du livre) pour expliquer des termes/notions.

« 1994, oui. Bachar rentre au pays et il devient un autre.
Les monstres naissent dans la nuit. Il range ses habits de médecin, se forme à l’Académie militaire de Homs et éclipse peu à peu, bye-bye, le jeune homme timide de Hyde Park.
Maintenant, il regarde les gens dans les yeux quand il leur parle. Au fond des yeux. Et se tient droit comme le fil d’une épée.
C’est un capitaine, un gradé. Il nous a pris nos vies, Sarah.
Il est toujours trop tard quand on ouvre les yeux. Penchés au-dessus de nous, les monstres tiennent de longs ciseaux glacés et les pointent en notre direction. Tchak! Voilà comment ils font.
Ils nous prennent nos rêves et les coupent en menus morceaux.
Son père n’était pas différent. Avec son cher service de renseignements, le fameux Mukhabarat, lui aussi passa nos rêves par les armes. »
(p. 20-21)

A côté des passages traitants de la violence subie, vécue, observée, dressant le portrait d’un pays devenu fou, c’est aussi un chant d’amour et de souffrance.

Ce n’est pas une lecture « easy-reading » ou de consommation rapide. Il m’a fait penser à la poésie iranienne (et pourtant A. Wauters est bel et bien un occidental – je vois déjà les défenseurs du wokisme : Comment un blanc peut se mettre dans la peau d’un vieil syrien ??, tzz !). Il faut se laisser porter par le rythme doux, les mots évocateurs et « sauveurs » aussi, abri contre l’inhumain, comme souvent l’écriture.

Vieillir, c’est devenir l’enfant que plus personne ne voit.
L’enfant dont on dit qu’il a les cheveux gris.
Dont on attend des choses, promesses, gloires et
accomplissements, alors que tout ce qu’il souhaite,
c’est rester à jouer avec son bâton en regardant tomber la
pluie, les mains couvertes de boue.
Vierge de paroles et de tout clinquant.
Je suis vieux, Sarah-de-mon-cœur,
parce que j’ai sept ans tous les jours depuis sept
décennies, mais que personne ne le voit.
(p.46)

Un « roman » mélopée, qu’il faut parfois lire à haute voix pourque résonnent mieux encore les silences entre les mots, la douleur sous la douceur. Lecture, je me répète, « exigeante » mais d’une grande force, même si certains passages – je dirais « illustratifs » ou « orientalisants » – auraient pu encore être coupés (mais cela ne regarde que moi – je pense ainsi les « moments durs » passent mieux.

Je conseille absolument aux lecteurs curieux.

Etel Adnan

*Mahmoud a aimé écrire. Il se réfugiait dans son cabanon près du lac et il y écrivait. Il avait confiance dans les mots. Il ne pouvait pas vivre sans eux. L’écriture, c’était une liberté en marge de son métier d’enseignant. Il était en vie en écrivant. Alors que quand il enseignait, il n’avait en bouche que les mots du régime, des mots de propagande, des mots de mort. « Je n’ai jamais vu de Président aussi sage que le président El-Assad. Je n’ai jamais vu un leader comme lui de toute ma vie. Je n’ai jamais vu quelqu’un comme lui ». Pour lui, l’écriture est un lieu de résistance. Ses poèmes parlent du quotidien, mais c’est sa façon à lui de lutter, une résistance douce. Voir ce que personne ne voit, trouver beau ce qui reste caché, une grenouille sous une pierre, et puis, malgré tout ce que la prison lui a pris, ne pas abandonner : rester vivant. [extrait de l’interview de A.W. dans Diacritik]

Je dois encore lire 2 livres de la liste des 10 candidats au Prix Livre Inter. Ce Mahmoud se situe à mon avis dans le Top 5. Y figurent dans ma propre liste encore « Feu » de M. Pourchet (même si bon nombre de mes ami(e)s ont défoncé ce livre et n’y ont pas vu de « puissance », ni de portrait d’une société contemporaine, ni ressenti la « concision » des mots choisis (qu’elles ont classé dans la catégorie « hachés »). « Connemara » et « La fille qu’on appelle » pourront – selon moi – également prétendre à une place au podium… Je me réjouis déjà de nos débats.

A propos lorenztradfin

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