Mon premier véritable coup de cœur de 2022.
C’est peut-être parce que je ne m’attendais pas à grande chose. Un livre découvert un peu par hasard au gré de mes pérégrinations chez mes libraires lors d’une de mes sorties à Grenoble (devenus rares). [C’est après-coup que j’ai constaté que le roman se trouve dans la 1ere sélection du Prix des Libraires 2022)
Mais comme souvent il y a des filons souterrains ou sous-jacent qui se rejoignent. Ainsi j’avais fait une petite excursion dans le cinéma espagnol et ai vu « La sombra de la ley » (« Gun City » en « français ») qui se passe dans les années 20 (les anarchistes veulent s’emparer des armes) – film couronné d’un Goya (les Césars espagnols) mais qu’on peut oublier. Dans le même moment, j’ai recommencé à rafraichir un peu mon espagnol. Et voilou, je « tombe » sur un roman, écrit par une auteure française – Laurine Roux – que je ne connaissais pas (malgré les prix qu’elle a reçu pour ses deux précédents ouvrages), qui se passe en Espagne dans les rizières du Delta de l’Ebre (« la Camargue espagnole »). A peine j’avais retenu son nom d’une interview du Monde (daté du 22 février 2022)

Présentation de l’Editeur Les Editions du Sonneur) :
Espagne, années 1930. Des paysans s’éreintent dans les rizières du delta de l’Èbre pour le compte de l’impitoyable Marquise. Parmi eux grandit Toya, gamine ensauvagée qui connaît les parages comme sa poche. Mais le pays gronde, partout la lutte pour l’émancipation sociale fait rage. Jusqu’à gagner ce bout de terre que la Guerre civile s’apprête à faire basculer.
De son écriture habitée par la sensualité de la nature, Laurine Roux nous conte, dans L’Autre Moitié du monde, l’épopée d’une adolescente, d’un pays, d’une époque où l’espoir fou croise les désenchantements les plus féroces. Une histoire d’amour, de haine et de mort
Comment dire c’est comme si le Franck Bouysse de « Né d’aucune femme » avait écrit un roman historique après avoir digéré tous les romans de Giono et ayant vu Le Labyrinthe de Pan (de Guillermo del Toro). Je ne sais comment Laurine Roux le fait, mais elle arrive à nous plonger – par des sauts en semaines et mois – pleinement dans une Espagne /Catalogne avant la guerre fratricide (j’ai « découvert » ainsi entre autres les « évènements » de Castilblanco (1931)) entre franquistes, anarchistes, paysans, propriétaires terriens (ahh cette marquise et son fils de brute Carlito – les parfaits méchants), intellectuels (un prof’ et un avocat)… et les prémisses de Franco.

Le personnage central est Toya, la petite sauvageonne (ou « sauvagine » comme dirait L.R) qui découvrira la vie, la mort, qui grandit et apprendra à lire, deviendra femme…. et nous l’accompagnerons jusqu’à sa mort. Autour d’elle les paysans, ses parents (quel beau personnage sa mère Pilar !), les paysages de ce delta et sa lagune et sa nature (les grenouilles, les palourdes, les oiseaux…) – personnages qu’elle arrive à faire vivre pour le lecteur. Et n’oublions pas, toujours ces mots sensuels qui se dégustent comme une zarzuela catalane. Souvent se glisse une petite phrase, une expression en espagnol: Parfois un Dios mio ou un Vale ou une question ¿°Qué pasa pequeña ? sans que cela gène (à celui qui ne parle pas espagnol), je trouve même que cela rajoute au « charme romanesque » de cette œuvre et l’ancre bien dans cette Espagne.
Je reproduirais ici bien de passages – mais je ne veux pas vous ennuyer, juste quelques « teasers » qui vous permettent de voir, sentir si vous aussi vous risquez de vous faire embarquer.
« Voilà comment la procession arrive au village, telle une crue, débordement cochon et crotté, de ceux qui accouchent de deltas…(…)… . de cette chose – née de leurs corps, de leur corps ensemble, souffles et peines ajoutés -, ils sentent que peuvent survenir de grands changements. Ils ne disent pas révolution, ils n’ont pas ce vocabulaire, pourtant c’est ce qui frémit… » (p. 39)
« un léger crachin agace le visage » (p. 219)
« Les hommes alimentent le bucher, les brandons dessinent des blessures dans le ciel » (p. 41)
« Un nuage monte du côté des rizières. Le ciel est pourtant clair, nulle brume, bleu insolent, l’une de ces matinées d’hiver aux gâteries de printemps. » (p. 110)
Le dicton « Les anguilles cherchent toujours à retourner là où elles sont nées » que le lecteur croise à plusieurs reprises permet d’entrevoir (et saisir) des révélations distillées dans une structure des chapitres dans lesquels le roman se permet aussi une incursion dans les années cinquante….Il prend alors son sens touchant.

Laurine Roux cite dans ses remerciements en fin du livre un certain Gérard Dépardieu, qui « sans le savoir, m’a fait découvrir le delta de l’Ebre, et Jean–Sébastien Bach pour son Concerto en ré mineur BWV 974. »
Toya n’avait jamais vu ni entendu un piano – et moi, depuis ce texte j’écoute différemment ce beau morceau de Bach.
« ….Elle hausse les épaules. Pourquoi pas. Ça lui permet d’esquiver l’essentiel : elle ignore ce qu’est un piano.
La gamine découvre l’énorme instrument, le chêne vernissé et les arabesques. Ils poussent la bête du couloir jusqu’au fond de la classe. A chaque à-coup, de drôles de sons émanent du bois, des résonances, des grondements proches de l’orage….[…]… Assis sur le tabouret, Horacio presse une touche. Toya est cloué sur place. La même note, six fois, grave, lasse, qui donne vie à une silhouette. Celle-ci apparaît devant les yeux de la gamine, nette, parfaite, avançant sur un chemin sans paysage, sans passé ni avenir – juste la solitude renouvelée de chaque instant. La note a cette tenue, digne, et la petite y voit sa mère qui part au Château. Les larmes envahissent ses yeux. Horacio appuie sur une deuxième touche. Tout de suite une autre couleur. Une seconde silhouette se détache, marchant à côté de la première – c’est son père conduit en prison. Toya apprendra plus tard que les deux notes portent un nom, qu’elles s’appellent ré et mi. Pour l’instant elle goûte les sons, les laisse déposer leur image au creux de ses paupières Pourtant cette régularité a quelque chose de discordant. La solitude de l’un s’additionne à celle de l’autre, le vide autour d’eux s’accroit. Les mains d’Horacio glissent vers les aigues et d’autres notes s’élèvent, volée d’oiseaux.... » (p. 54-55)
Un livre comme j’en aimerais lire plus souvent…. avec un souffle, une force qui laisse une trace, comme une griffure….
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