…. la lente hémorragie du temps retenue dans la digue d’un rectangle de papier brillant…(= une photo dans un album photo; p. 388)
Présentation de l’Editeur (Actes Sud)
Hélène a bientôt quarante ans. Elle est née dans une petite ville de l’Est de la France. Elle a fait de belles études, une carrière, deux filles et vit dans une maison d’architecte sur les hauteurs de Nancy. Elle a réalisé le programme des magazines et le rêve de son adolescence : se tirer, changer de milieu, réussir.
Et pourtant le sentiment de gâchis est là, les années ont passé, tout a déçu.
Christophe, lui, vient de dépasser la quarantaine. Il n’a jamais quitté ce bled où ils ont grandi avec Hélène. Il n’est plus si beau. Il a fait sa vie à petits pas, privilégiant les copains, la teuf, remettant au lendemain les grands efforts, les grandes décisions, l’âge des choix. Aujourd’hui, il vend de la bouffe pour chien, rêve de rejouer au hockey comme à seize ans, vit avec son père et son fils, une petite vie peinarde et indécise. On pourrait croire qu’il a tout raté.
Et pourtant il croit dur comme fer que tout est encore possible.
Connemara c’est cette histoire des comptes qu’on règle avec le passé et du travail aujourd’hui, entre PowerPoint et open space. C’est surtout le récit de ce tremblement au mitan de la vie, quand le décor est bien planté et que l’envie de tout refaire gronde en nous. Le récit d’un amour qui se cherche par-delà les distances dans un pays qui chante Sardou et va voter contre soi.
Le démon de midi à la quarantaine est une des composantes de ce roman que certains classent parmi les romans « sociaux ». Au centre de ce roman mélancolique de 395 pages (qui se lisent vite, facilement) l’histoire ôh combien galvaudée des désirs et des mirages et de l’intrusion de la réalité et son cortège de désillusions, sarabande de personnes qui se cherchent et essaient d’échapper à un certain déterminisme, sur fond de Michel Sardou (et autres danses de canard).
« Les lacs du connemara » – la chanson de Michel Sardou qui, à mon étonnement, fait toujours, comme le fait « Alexandrie… » bouger les amis sur la piste de danse et semble toucher qqchose qui m’échappe, moi qui n’ai pas grandi en France – donne le titre au nouveau roman de Nicolas Mathieu et sert à plusieurs reprises de révélateur – les scènes autour de cette chanson sont d’une acuité et précision qu’il faut saluer (un mariage – la plume de Nicolas M. le décrit comme la caméra de FF Coppola, chaque image devient révélatrice)
« Enfin la voix de Sardou, et ces paroles qui faisaient semblant de parler d’ailleurs, mais ici, chacun savait à quoi s’en tenir. Parce que la terre, les lacs, les rivières, ça n’était que des images, du folklore. Cette chanson n’avait rien à voir avec l’Irlande. Elle parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur, et qui ne s’était pas produite dans la lande ou ce genre de conneries, mais là, dans les campagnes et les pavillons, à petits pas, dans la peine des jours invariables, à l’usine puis au bureau, désormais dans les entrepôts et les chaînes logistiques, les hôpitaux et à torcher le cul des vieux, cette vie avec ses équilibres désespérants, des lundis à n’en plus finir et quelquefois la plage, baisser la tête et une augmentation quand ça voulait, quarante ans de boulot et plus, pour finir à biner son minuscule bout de jardin, regarder un cerisier en fleur au printemps, se savoir chez soi, et puis la grande qui passait le dimanche en Megane, le siège bébé à l’arrière, un enfant qui rassure tout le monde : finalement, ça valait le coup. Tout ça, on le savait d’instinct, aux premières notes, parce qu’on l’avait entendue mille fois cette chanson, au transistor, dans sa voiture, à la télé, grandiloquente et manifeste, qui vous prenait aux tripes et rendait fier. » (p. 381/382)
Par ailleurs, Le Monde dans sa critique en date du 2 février en parle aussi :
Son « Tam Tatam Tatatatatam » résonne d’un bout à l’autre de l’entêtant Connemara. Il n’y joue pas le rôle d’un marqueur temporel mais social. Dans une France où il est difficile d’être passé à côté du fait que « c’est pour les vivants/un peu d’enfer, le Connemara », la population se diviserait en deux catégories : ceux que « cette chanson grandiloquente et manifeste (…) prenait aux tripes et rendait fiers », et ceux accueillant son emphase avec une ironie qui ne les empêche pas de labourer la piste de danse, comme s’y emploient les étudiants de certaines grandes écoles de commerce à la fin de leurs soirées.
L’extrait illustre bien le côté « social » dans le sens photographie d’une société, même dans le langage utilisé. N. Mathieu peut aussi « parler » autrement, à savoir quand il parle du travail d’Hélène, celle qui a quitté son village, dans un cabinet de conseil, avec son langage qui cache mal une certaine approche de la vie (éloignée de celle dans laquelle vit Christophe, resté là ou il est né et vendant de la nourriture pour chats et chiens).

J’ai préféré ce livre à son roman goncourisé en 2018 « Leurs enfants après eux ». Ce dernier était sous le signe d’adolescents observés sur 4 étés… Là, il va plus loin, les protagonistes principaux se trouvent dans leur quarantaine et l’enfance et l’adolescence sont traités en flash-back (on fait des allers-retours entre le présent – l’année de l’élection de E. Macron – et divers moments de l’enfance/adolescence qui constituent le soubassement, la base des caractères d’aujourd’hui). Du coup, à mon sens, le discours devient plus ample – en décrivant aussi la vie des amis et/ou collègues de travail. Par ailleurs j’ai noté en particulier que N. Mathieu utilise le « présent » en narrant les épisodes situés dans le passé, tandis qu’il utilise l' »imparfait » quand il raconte le déroulement au cours de 2016/2017.
Peut-être il charge un peu la barque en traitant aussi la vieillesse, les rouages de l’administration ET le fonctionnement dans une entreprise (« drôle » la synchronicité avec la vision de « Un autre monde » – S. Brizé, avec l’approche de l’élection présidentielle de 2022, avec le scandale d’Orpea…..). N. Mathieu prouve qu’il sait écrire – fournit une belle matière scénaristique pour un film ou une série – et sais manier le langage courant. Ses dialogues sont parfaits, et il sait aussi introduire des mots/maux d’un niveau très supérieur ou reproduire la langue de bois du management.
Le temps était passé si vie, du bac à la quarantaine, la vie d’Hélène avait pris le TGV pour l’ abandonner un beau jour sur un quai dont il n’avait jamais été question, avec un corps changé, des valises sous les yeux, moins de tifs et plus de cul, des enfants à ses basques, un mec qui disait l’aimer et se défilait à chaque fois qu’il était question de faire une machine ou de garder les gosses pendant une grève scolaire.

Ainsi, selon les saisons, on se convertissait au lean management ou on s’attachait à dissocier les fonctions support, avant de les réintégrer, pour privilégier les organisations organiques ou en silos, décloisonner pour refondre, horizontaliser les verticales ou faire du rond avec des carrés, inverser les pyramides pour rehiérarchiser sur les cœurs de métier, déconcentrer, réarticuler, incrémenter, privilégier l’opérationnel ou la création de valeur, calquer le fonctionnement des entités sur la démarche qualité, intensifier le reporting ou instaurer un leadership collégial. (p. 126)
Peut-être légèrement trop long mais parfaitement géré, structuré – N. Mathieu nous délivre une belle description de « la vie si patiente qu’il était presqu’impossible de deviner l’immense accumulation de gaz qui ronflait dans les caves de cet univers inquiet de sa fin« .
Enfin, j’ai un léger malaise, en scribouillant tranquillement dans mon blog pendant qu’en Europe de l’Est… (Poutine, Ukraine…) … comme fin des années 90 avec les guerres en ex-Yougoslavie…
Je lirai avec plaisir son prochain livre (dans 4 ans ??).
« Sardou et autres danses de canard », j’adore cette association.
Pas encore lu mais mon épouse s’extasie en ce moment en le lisant, ce que confirme ton excellent article.
Donc, illico sur ma liste qui ne descend point hélas.
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C’est en effet un bon livre. Quant à l’association… : n’ayant pas grandi avec ces chansons là (j’y inclus les « Alexandries » et autres joyeusetés évoquées), et surtout ayant un goût musical qui m’aurait éloigné de ce segment même né en France ma remarque n’a rien d’étonnante. Je ne sais pas ce qui est encore sur ta PAL mais tu ne perdras pas vraiment ton temps avec celui-ci.
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Merci my dear !
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Je te rejoins dans ce malaise à écrire comme avant alors que cet avant a explosé sous les bombes, me sentant coupable de ne pas pondre un texte qui servirait l’humanité et la paix…
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Je t’embrasse bien fort pour cette remarque/ce commentaire. Tant de choses deviennent d’un coup tellement futiles…. et presque à côté de la plaque.
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