Une sortie honorable

Ahh ce cher Eric Vuillard – vraiment je l’aurai bien aimé comme prof’ d’Histoire. Bien avant son Goncourt en 2017 (« L’ordre du jour« ) et surtout depuis « Tristesse de la Terre » ou « 14 Juillet »  je me procure ses livres et les dévore, déguste – et on n’a pas besoin de trop mâcher – c’est édifi(ond)ant.

Présentation de l’Editeur (Actes Sud)

La guerre d’Indochine est l’une des plus longues guerres modernes. Pourtant, dans nos manuels scolaires, elle existe à peine. Avec un sens redoutable de la narration, « Une sortie honorable » raconte comment, par un prodigieux renversement de l’histoire, deux des premières puissances du monde ont perdu contre un tout petit peuple, les Vietnamiens, et nous plonge au cœur de l’enchevêtrement d’intérêts qui conduira à la débâcle.

En tant qu’allemand je n’ai pas été nourri par les récits de la guerre d’Indochine menée par la France – chez nous on parlait davantage des US et « leur » Vietnam. En tant que cinéphile j’ai bien grapillé des éléments dans « La 317e Section » (P. Schoendoerffer) et son « Dien Bien Phu« , « Indochine » (sur la vie des colons) – et en tant que lecteur j’ai découvert des aspects traités par E.V. dans « Peste & Cholera » (P. Deville) (l’entrée en matière – 1er chapitre – avec la description des plantations d’hévéas (de Michelin) et la visite d’un contrôleur de l’Inspection de Travail effrayante pose immédiatement le décor) ainsi que du côté de chez Graham Green (« Un américain bien tranquille »).

Eric Vuillard nous livre en 200 pages chez Actes Sud un résumé de « tout ça » en y ajoutant un portrait de la classe politique française ( 4e République – « Quant à la nomenclature des gouvernements, on dirait une liste de pharaons : Schuman I, Schuman II, Queuille I, Bidault II, Bidault III, Queuille II... » (p. 71) ) d’un mordant jouissif) et instillant des perles sur le roi Argent (les Sociétés Anonymes & les banquiers) qui font froid dans le dos.

Ses lignes sur les généalogies des Castries, de Lattre, Navarre,

« Henri Navarre était cultivé, cassant, sûr de lui et froid, à ce qu’on raconte. Sa mère était apparentée d’un côté à Murat, de l’autre on avait raffiné du sucre dans le Calvados et on était devenu riche….On raconte qu’ils possédèrent une quarantaine d’immeubles dans Paris et se fourvoyèrent dans diverses manipulations boursières. On raconte encore qu’une de ses aïeules, devenu veuve, se serait installée toute seule dans un petit deux-pièces près de Saint-Lazare et aurait avec son argent financé des logements ouvriers : grace lui soit rendue. » (p. 92/93)

les membres du CA de la banque Rivaud ou de la Banque d’Indochine, Brusset, Herriot et tutti quanti, documentées à donf et agrémentées de pincées de piquant sont édifiantes et m’ont invité de m’arrêter souvent pour approfondir sur internet les méandres du capitalisme français. (comme cet article de Libération – toutafé dans le style de Vuillard) : 

….Labyrinthe. Le groupe Rivaud est une caricature d’une certaine forme de capitalisme. Construit sous la France coloniale, il a longtemps prospéré dans les plantations, en Afrique et en Indochine. Très vite, les quatre frères Rivaud ont mis leur fortune à l’abri des regards: le groupe est un invraisemblable labyrinthe financier, constitué d’une centaine de holdings basés dans les principaux paradis fiscaux de la planète (Panama, Liberia, Liechtenstein, Luxembourg, Vanuatu…). Avant l’heure, Rivaud a inventé le concept de groupe off-shore, avec cette particularité: l’alliance des comtes de sang et des comptes en Suisse. A part éviter le fisc, on ne voit pas trop l’intérêt de cette infernale tuyauterie. Peut-être pour évincer les filles de la famille… Car c’est une autre caractéristique du groupe Rivaud: un gendre ou un cousin éloigné vaudront toujours mieux qu’une fille en ligne directe. Surtout Micheline, qui a eu la mauvaise idée d’épouser un musicien. Sa sœur, Guillemette, a au moins eu le bon goût d’épouser un banquier, Bernard de Saint-Clivier: il finira secrétaire général de Rivaud.

Guerre d’Indochine : bataille de Dien Bien Phu : assaut du Viet-Minh donne contre la colline Him Lam (connue sous le nom francais de Beatrice) : lieu ou fut declenchee le 13 mars 1954 l’attaque contre le camp retranche de Dien Bien Phu occupe par les Francais  —  Indochina War : Dien Bine Phu battle : assault against Him Lam Hill march 13, 1954

Ce qui me fait penser au chapitre « Un Conseil d’Administration » (celui de la Banque Rivaud) – d’une causticité qui peut me plaire tant :

« …..La consanguinité, la cognation, la filiation, l’hérédité et le lignage ne devraient pas être des termes réservés aux sauvages de l’Amazonie. Le 8e ou le 16e arrondissement de Paris, au cœur de ce triangle sacré, offrent l’occasion d’une étude poussé et détaillée de ce qu’on appelle ordinairement la famille. Dans l’environnement particulier que nous venons de décrire, des mœurs singulières se sont depuis longtemps développées, qui permettent non de remettre en cause mais tout le moins de nuancer les analyses savantes de Claude Levi-Strauss, en recourant à sa théorie des alliances dans les mariages intertribaux, afin d’examiner le système ingénieux des combinatoires de la bourgeoisie financière, aux fortes tendances endogamiques. Ainsi.… (p. 171)

Roman-récit qui se termine en toute logique avec la chute de Saïgon, des années plus tard, est d’une classe de la même veine que « L’ordre du jour », avec juste une ironie en colère en plus qui fait du bien. 

Enfin ce roman-récit (dans ce style éclaté inimitable de Vuillard) nous éclaire le passé (tout en tournant le dos aux infos officielles et institutionnelles) en livrant un point de vue subjectif mais que je partage absolument et illustre également de manière plus ou moins sous-jacente que la com-mensonge est une constante dans notre société.

Entre histoire, littérature et poésie, ses livres entraînent ses lecteurs dans les méandres de l’Histoire, derrière les coulisses, dans les coins mal éclairés et poussiéreux. Ses oeuvres sont composées de récits multiples, éclatés, où il est question de pouvoir, de violence, d’exploitation, d’alliance des puissants, de concentration des pouvoirs. Le titre d’Une sortie honorable, par exemple, est un élément de langage très en vogue à l’époque, « c’est une expression bizarre, qui ment. » explique Eric Vuillard. « Cela signifie faire la guerre pour l’arrêter. Reconquérir l’Indochine pour ensuite la laisser. À l’époque, Mauriac écrit dans l’Express : “plus on approche du pouvoir, moins on se sent responsable.” […] Mauriac nous fait entendre que c’est un grigri, une protection, au centre d’un discours politique de la responsabilité qui cherche à nous intoxiquer. » (Vietnam-aujourdhui.info)

Par ailleurs, le Monde Diplomatique nous offre un long extrait (Le général de Lattre devant les caméras de la télé US) :

….Lawrence Spivak : « Général, je sais que ce voyage aux États-Unis n’est pas un voyage d’agrément. Attendez-vous de nous une aide pour votre guerre en Indochine ? »La question est directe. Toute la salive quitte brusquement la bouche du général. Et pourtant, malgré ses lèvres qui lui collent aux dents, malgré sa gorge nouée et l’angoisse qui lui comprime atrocement le ventre, de Lattre se met à parler : « I shall answer in one minute. But before will you allow me to say something ? My english is poor, very poor (4).  » Mais, la retranscription des mots qu’il prononce alors ne rend pas compte de son vertige. Il faut le voir et l’entendre. D’une voix saccadée, de Lattre bredouille en s’agitant : « You know, I came here in the spirit of a chief, military chief, was as I told you, the responsibility of the great battle… », et là… points de suspension, de Lattre s’enfonce dans le sable des mots, on n’y comprend plus rien, et il a beau agiter les bras, prendre l’air le plus pugnace qu’il peut, ses paroles ne veulent rien dire, et il continue en roue libre un petit moment, totalement égaré dans cette langue étrangère, à mille lieues de toutes significations claires, barbotant dans l’océan primordial des signifiants.

Enfin, de Lattre se ressaisit, la phrase lui revient, l’une des seules choses importantes qu’il doit absolument dire, fût-ce au milieu du pire charabia, cette phrase que ses conseillers lui ont fait répéter, répéter, que Cabot Lodge lui a appris à prononcer avec un accent le moins désastreux possible, afin qu’il ne l’oublie pas sur le plateau de télévision. Et voici que cela lui revient, et peu importe si ce n’est pas le moment, il vaut mieux la caser n’importe où que de l’oublier carrément. Alors, les poings en avant, martelant ses mots, de Lattre déclame : « I did not come to ask American soldiers. »

Les spectateurs américains durent être stupéfaits. Était-ce un canular, une blague ! Même le volapük est parlé par vingt personnes dans le monde, mais l’anglais de Lattre n’a qu’un seul locuteur, le général lui-même. Et voici qu’il s’adresse en direct à dix millions d’Américains, traduisons : « Vous savez, je suis venu ici dans l’esprit d’un chef, chef militaire, c’est comme je vous l’ai dit, la responsabilité de la grande bataille, mais bien la responsabilité du destin et de la vie de ses sujets. » Quel prodigieux charabia, c’est merveilleux, le vertige du non-sens. C’est soudain l’Histoire en personne qui parle, avec sa glotte en forme de pendule et ses dents qui lacèrent. Et pourtant le spectateur, aidé par les innombrables commentateurs, retiendra l’essentiel, à savoir que de Lattre n’est pas ici pour réclamer des soldats américains, mais du matériel. Voici de quoi le rendre sympathique, ce général Tapioca au ton acerbe, il ne vient pas nous prendre nos enfants !

L’entretien continue, les aiguilles tournent et Spivak se penche en avant, d’un mouvement énergique, comme s’il allait à présent poser exactement la question que nous voulions poser. Spivak est fort, vraiment très fort, il sait parfaitement donner le sentiment qu’il va être direct, ne pas prendre de gants, et l’espèce de retrait que l’on sent dans son regard semble un gage d’impartialité : « Pouvez-vous nous dire maintenant quelle est l’importance de l’Indochine pour nous, Américains ? »

Comme d’habitude, la question a quelque chose d’abrupt, mais en réalité elle est faite sur mesure. On dirait qu’elle a été rédigée par le service de communication de l’armée. Et pourtant, de Lattre s’embourbe, il cherche ses mots. À ce moment-là, n’importe quel mot ferait l’affaire, un tout petit mot oublié, un spasme même, un soupir. De Lattre avance dans le désert du langage, là, entre le sable des mots et le vent du sens. Il est tombé dans une sorte de tempête sourde. Pas un bruit. Mais, où sont donc les petits mots que Cabot Lodge lui a appris, laborieusement appris, et qu’il lui a fait répéter une dernière fois, devant les toilettes, tout à l’heure ? Les cherchant désespérément sur son crâne, il se passe la main dans les cheveux, mais la laque est trop lourde et ses cheveux pèguent. Alors, comme s’il jaillissait brusquement hors de l’eau, le général reprend sa respiration et ajoute « que l’Indochine est la clé de voûte du Sud-Est asiatique, et que cette clé de voûte est encerclée… ».

Ouf. Le propos est presque clair. Les chroniqueurs sont soulagés. À peine se sont-ils secrètement félicités d’être revenus à la norme d’une émission de grande écoute, que de nouveau le général patauge. Mais qu’est-ce qui lui prend de continuer à parler, c’était bien assez ! Très vite Spivak tente de le remettre sur les rails, rajustant sa belle cravate à rayures, il lui lance une bouée de sauvetage : « Vous pensez que si l’Indochine tombe, tout le Sud-Est asiatique est perdu. »

De Lattre : « Oui, je le pense. Si vous le voulez, je peux expliquer pourquoi. »

Surtout pas. Les machinistes accomplissent leur ballet en silence, ils sautillent entre les lianes, avancent à pas de loup. Mais Spivak ne peut faire son tour de prestidigitation tout seul, cela se verrait trop, ce serait trop acrobatique, il lui faut un partenaire, c’est là qu’intervient Cabot Lodge. Son rôle est pratique, neutre, il semble là pour rendre service, comme s’il n’avait d’autre intérêt à l’affaire que d’aider un vieil ami et de servir d’interprète sur les plateaux télé.

Alors, comme s’il souhaitait obtenir une précision nécessaire, comme s’il parlait au nom de ceux qui ne disposent pas encore de renseignements suffisants et qui souhaitent, le plus honnêtement du monde, en savoir plus, Cabot Lodge demande à son vieux copain : « Pensez-vous que ce soit aussi important pour nous que la Corée, par exemple ? »

Et là, le général a beau être maladroit, vertigineusement maladroit, une perche aussi grosse, il parvient tout de même à s’en saisir, et puis n’ont-ils pas répété le numéro à deux ?

De Lattre : « Je crois qu’il n’y a pas seulement un parallèle entre la Corée et l’Indochine », déclare-t-il soudain, l’air docte. « C’est exactement la même chose. » À cet instant, de Lattre tient son numéro, il va pouvoir prononcer quelques mots faciles, mais lourds de sens. Il fait de grands gestes bizarres, à l’éloquence lyrique un peu raide : « En Corée, ajoute-t-il, sûr de son effet, vous vous battez contre les communistes. En Indochine, nous nous battons contre les communistes. » Parfois, les comparaisons les plus simples sont les plus saisissantes. « La guerre de Corée, la guerre d’Indochine, c’est la même guerre. » Voilà.

E. Vuillard viendra le 26.1.22 à Grenoble dans la Librairie Le Square

A propos lorenztradfin

Translator of french and english financial texts into german
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6 commentaires pour Une sortie honorable

  1. Ah ! Je n’ai luque Tristesse de la terre, qui trône sur le devant de mes livres, sur une des bibliothèques…Et me suis juré de lire les autres, tous, sans y être encore parvenue. Mais bien sûr, tu sais faire, je vais me procurer celui ci avant d’acheter aussi les autres.

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  2. Bibliofeel dit :

    J’aurais pu commencer une de mes chroniques sur Eric Vuillard par les mêmes mots, trois livres que j’ai adoré et un auteur que j’aurais aimé avoir pour prof. Il est venu souvent à Tours pour des présentations et je l’ai raté… Quel regret ! Je lis actuellement Conquistadors. Bravo pur votre chronique que j’ai dégusté jusqu’à la dernière ligne… comme du Vuillard. Une sortie honorable sera dans ma PAL.

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    • lorenztradfin dit :

      Merci – tant mieux si j’ai pu donner envie de lire celui-là (aussi). Je n’ai pas lu « Conquistadors » – mais de la « même » époque j’ai adoré (en 2017) celui de Alexis Jenni (La conquête des îles de l terre ferme » (Cortés & ses hommes )… l’Histoire autrement et pas seulement sur France Culture (tzzzz)

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  3. princecranoir dit :

    Avec Vuillard, l’Histoire prend toujours un tour savoureux et édifiant. J’adore les « pharaons » de la IVeme Rep.
    N’y aurait-il pas une erreur dans l’année de la venue de l’auteur ?

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