Une affaire hollandaise ?

Un « fait divers » littéraire et sociologique met en émoi le pas si petit monde des traducteurs – il est une nouvelle émanation des dérives idéologiques. Saint Hieronymus/Jerôme, le patron des traducteurs, doit se gratter la tête. Il est blanc.

Je laisse la parole ici à deux grands traducteurs qui en parlent mieux que moi…

Une tribune de notre collègue Michel Prum

« En tant que traducteur (de Darwin, de Ricardo, d’Adam Smith), je souhaiterais que tous les traducteurs réagissions vivement aux récents événements des Pays-Bas. Rappelons que l’éditeur néerlandais Meulenhoff a acheté les droits de la jeune poétesse afro-américaine Amanda Gorman (celle qui a lu son poème The Hill we Climb lors de l’investiture de Joe Biden) et en a confié la traduction en néerlandais à la traductrice et écrivaine Marieke Rijneveld. Or une activiste noire, Janice Deul, a lancé sur les réseaux sociaux un mouvement exigeant la démission de Rijneveld au seul motif qu’elle est blanche. Pour ne pas faire de vague, la traductrice s’est effacée et l’éditeur s’est même excusé de son choix inconsidéré. Ce ne sont pas les capacités ou incapacités de la traductrice qui ont été prises en compte, mais la seule couleur de sa peau. Une Blanche ne peut pas traduire une Noire. Bientôt un homme ne pourra plus traduire une femme, un valide ne pourra pas traduire un handicapé, etc. Les traducteurs ne peuvent pas être assignés à ne traduire que des auteurs qui leur ressemblent. Les traducteurs sont des passeurs et toute la richesse de l’humanité consiste à permettre ces passages entre groupes humains et entre cultures diverses et variées. »
Michel Prum

Et le grand traducteur André Markowicz en parle, en plus long, mais pas moins percutant

Les affaires hollandaises

A l’origine, il y a un poème, « The hill we climb ». Le poème d’une jeune américaine, — elle a vingt-deux ans, elle est afro-américaine, — prononcé à la demande de Joe Biden le jour de son investiture. Un poème patriotique, de circonstance (par définition) ; un poème naturellement whitmanien, avec, comme le font les Américains (à commencer par Whitman) des citations de la Bible, et, ici, des accents de Gospel et de rap, empli de sentiments qu’on ne peut que partager. Et, dit avec la fougue et la joie d’Amanda Gorman, eh bien, ça fait plaisir. Ce poème-là, du jour au lendemain, a fait le tour du monde, et, là encore, on ne peut que s’en réjouir. Et il va être traduit dans toutes les langues du monde.Sur ça, les éditeurs d’Amanda Gorman, et ses agents (c’est la grande spécialité des Américains, les agents qui considèrent les auteurs qu’ils gèrent comme des propriétés immobilières, à offrir aux enchères tantôt à la découpe, tantôt, en bloc, au plus offrant) ont vendu et vendent les droits aux éditeurs du monde entier. En particulier en Hollande. Là, en Hollande, il y a un éditeur, Meulenhoff, dont on me dit que c’est une maison très réputée, qui a eu les droits et a confié la tâche de traduire à une autrice, jeune elle aussi, et déjà reconnue, Marieke Rijneveld, dont je lis que c’est l’une des voix les plus prometteuses de la nouvelle génération d’écrivains et d’écrivaines hollandais, le tout avec l’assentiment des agents en question, ça va de soi. Et tout allait bien, jusqu’au jour où une activiste noire, Janice Deul, a fait un tweet (c’était un tweet ?) pour dire que son choix était « incompréhensible », que ce choix avait provoqué [chez de nombreuses personnes] « de la douleur, de la frustration, de la colère et de la déception » parce qu’elle n’était pas noire… Janice Deul écrit ensuite : « Avant d’étudier à Harvard, Amanda Gorman a été élevée par une mère célibataire, elle a eu des problèmes d’élocution qui ont fait croire à un retard [sic en français… ] Son travail et sa vie sont forcément marqués par son expérience et son identité de femme noire. Dès lors, n’est-ce pas pour le moins une occasion manquée que de confier ce travail à Marieke Lucas Rijneveld ? »Je n’ai pas l’impression qu’Amanda Gorman elle-même se soit jamais plainte de son enfance. Mais, oui, sa vie (et la vie de sa mère et de sa sœur) n’a pas été un lit de roses. Mais le premier point est là. Marieke Rijneveld est blanche. En tant que blanche, d’après Janice Deul, elle ne peut pas comprendre une noire. Le fait est qu’Amanda Gorman n’est pas simplement noire : elle est aussi fille de mère célibataire, elle a eu des problèmes d’élocution qui ont fait croire à un retard mental. Peut-être faudrait-il en plus, que sa traductrice soit noire et fille de mère célibataire et ait eu des problèmes d’élocution ?… Ou le fait d’être noire suffit-il à comprendre une enfant noire qui a été dyslexique ? Et pourquoi une blanche, dyslexique ou non dans son enfance, fille ou non d’une mère célibataire, ne pourrait-elle pas le sentir ? Et que se passera-t-il si Amanda Gorman est traduite, je ne sais pas, en chinois, ou en japonais, ou en russe ? Il faudrait quoi, chercher une chinoise noire qui aurait été dyslexique dans son enfance ?…*Cette idéologie de l’atomisation de l’humanité selon la couleur de la peau, qui veut qu’un, qu’une, noir, noire, (je suis inclusif) ne puisse être compris que par un, une, noir, noire est le contraire absolu de la traduction, qui est, d’abord et avant tout, le partage et l’empathie pour l’autre, pour ce qui n’est pas soi : ce que j’appelle la « reconnaissance ». Moi, interdire a priori à un blanc de traduire un noir me rappelle un orthodoxe russe qui me disait que mes traductions de Dostoïevski étaient douteuses parce que je n’étais pas orthodoxe, et que seul un orthodoxe pouvait comprendre un orthodoxe — il ne disait pas un Russe, parce que nous étions dans un contexte de rencontre « amicale », mais il voulait dire ça : un Juif ne peut pas traduire un russe, parce qu’un Juif ne comprend pas « l’âme russe », ni « le vécu russe ». Mais, pire encore : je ne suis pas que blanc, je suis un mâle blanc. Et donc, ai-je le droit de traduire Marina Tsvétaïéva et Anna Akhmatova, ou, maintenant, de me consacrer à Kari Unksova (militante féministe, qui plus est, assassinée en 83 par le KGB). Non, je n’ai pas le droit, puisque je n’ai pas le même vécu. Or, toute ma vie, je traduis.Je parle d’abord en tant que traducteur.Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas (à part pour des questions de droits d’auteur, évidemment légitimes). Tout le monde, en revanche a le droit de juger si je suis capable de le faire. C’est-à-dire si je suis capable de partager ma lecture, mon empathie ; si je suis capable de faire entendre, par ma voix, la voix d’un ou d’une autre — sans la réduire à la mienne. Si ma voix est assez accueillante, assez libre pour accueillir d’autres voix que la mienne. — Or, de fait, il y a eu, et il y a encore, des traductions coloniales : je ne veux pas seulement parler de traductions qui ne prennent les textes qu’ils traduisent que comme des curiosités pittoresques, mais des traductions qui transforment les textes étrangers en textes français, — et, dites, en toute conscience, quand je regarde la plupart des traductions françaises actuelles, qu’elles soit de littérature ancienne ou contemporaine, c’est bien souvent le cas. Et si j’ai passé toute ma vie à traduire, c’est que, justement, je me suis révolté contre ces traductions-là.Et, donc, Janice Deul explique quelque chose qui non seulement est raciste (une blanche ne peut pas comprendre une noire) mais aberrant du point de vue de la traduction (parce que c’est le contraire de toute acte d’interprétation… Imaginez, j’y pense, pour le théâtre : pour jouer Hamlet, il faudrait quoi ? Avoir vu apparaître le fantôme de son père tué, pendant la sieste, par son oncle ? )*Mais il y a pire, dans cette triste histoire. C’est la réaction de la traductrice pressentie, et, surtout, celle de l’éditeur [la traductrice a dit qu’elle publierait un poème samedi, pour en parler, nous verrons bien]. — L’éditeur, tout de suite, s’est excusé, et la traductrice s’est effacée. L’éditeur, comme un enfant en faute, a précisé qu’il avait « beaucoup appris », et qu’à l’avenir il ferait davantage attention. Les deux, autrice et éditeur, assurant dans des communiqués qu’ils étaient animés des meilleures intentions du monde et qu’ils étaient pour une société inclusive. Et l’éditeur est aujourd’hui en quête d’une équipe, donc, inclusive, visiblement de jeunes traductrices noires, pour mieux rendre compte du vécu de l’autrice américaine.C’est-à-dire qu’ils ont cédé à la première pression, en demandant pardon, alors qu’ils n’étaient menacés par rien, que leur intégrité physique était totale, et que, dans le message — raciste sur le fond — de Janice Deul, il n’y avait aucune menace. Ils ont cédé à l’appel au climat général, qui est proche d’un climat de terreur — à la repentance. Ils ont eu honte. Pas de ce qu’ils avaient fait. Mais de ce qu’ils étaient. De leur culpabilité ontologique d’être nés blancs. Car nous sommes désormais dans cette culpabilité-là. La culpabilité en tant que nous sommes nés de telle ou telle couleur. Nous y sommes revenus, disons ça.*Oui, il y a eu l’esclavagisme, et oui, il y a le racisme.Et oui, de fait aussi, nous vivons dans une société qui est, parlons par euphémisme, loin de l’égalité homme/femme. Mais si je dis que cette égalité n’est pas davantage présente dans les pays musulmans ou bouddhistes, ou n’importe où ailleurs, ici, en Occident, il y aura des bonnes âmes qui me traiteront de raciste et de réactionnaire. Et oui, nous vivons dans une société où le racisme est constamment présent : mais si je dis que, là encore, les autres sociétés, partout dans le monde, ne sont moins racistes que nous, voire le sont beaucoup plus (et, très souvent, sans aucune prise de conscience de ce racisme, sans aucun mouvement « black lives matter »), là encore, je serai un mâle blanc dominant, un vieux réac, et un bourgeois). On me dira que je défends « le privilège blanc »…*Je suis déjà trop long, comme d’habitude. Je devrais parler de la rente de situation que c’est, pour d’aucuns, et d’aucunes, que la « douleur, la frustration », bref, la victimisation. Il y a là, derrière les très bons sentiments, un des boulevards du fascisme.De même, juger de quelqu’un pour ce qu’il est, et non pour ce qu’il fait, est une des marques du racisme. Que le racisme soit anti-noir, ou anti-blanc, ou anti-ce-que-vous-voulez, c’est du racisme. Et tout racisme est détestable.Je voudrais conclure, pour maintenant, par ce que chante très justement Lous and the yakuza, la future traductrice d’Amanda Gorman en langue française : « les diables n’ont pas de couleur ».Mais je finirai par autre chose : la lâcheté, non seulement c’est très très moche, mais c’est sur ça que les fascistes comptent.

A propos lorenztradfin

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2 commentaires pour Une affaire hollandaise ?

  1. Philisine Cave dit :

    Je trouve cette affaire désolante mais ce qui me désole le plus est que maintenant les réseaux sociaux gouvernent et ordonnent, surtout si la justice n’est pas en mesure d’appliquer son pouvoir et le recul nécessaire qu’elle seule possède. On vire de plus en plus vers une vindicte populaire, vers une contestation de décisions de justice, vers un ébranlement de notre institution (qui fonde notre société et qui est garante des droits pour tous). Tout cela se peut se conformer très vite en populisme (chantre de tous les extrémismes) si on n’y prend pas garde.

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