Ah cette inconnue : la littérature sud-africaine. Certains d’entre vous ont peut-être lu « Disgrâce » (de JM Coetzee) ou « Une saison blanche et sèche » (A. Brink) ou des biographies sur Mandela. Un autre livre vient de fermer un « gap » : le roman de Sindiwe Magona (paru en 1998 – et sorti en France sous le titre « Mère à mère » (traduit par Sarah Davies Cordova)
J’ai lu le roman dans le cadre de la sélection pour le Prix Caillé 2020. Ce qui suit n’est aucunement l’expression d’une quelconque opinion du Jury dans son ensemble.
L’Editeur « Mémoire d’encrier » résume le livre ainsi (4e de couv’)
- Grand roman de l’apartheid où violence et quête d’humanité demeurent l’héritage de l’histoire. Sindiwe Magona signe un récit bouleversant sous forme de lettre. L’Afrique du Sud y est racontée tout en nuances, complexité et passion.
Et rajoute à côté de deux phrases de André Brink la déclaration suivante de Véronique Tadjo (extrait de la postface) :
Elle dit : « Mon fils a tué votre fille ». Et c’est cette affirmation d’une simplicité terrifiante qui ouvre le livre. Histoire douloureusement vraie, racontée avec beaucoup de sensibilité et d’empathie par Sindiwe Magona. Une voix authentique qui nous parle directement à l’oreille.
En effet « Mon fils a tué votre fille » (My son killed your daughter) est la toute dernière phrase de la (longue) lettre que Mendisa, la mère (noire) de Mxolisi, un garçon (noir) qui a participé au meurtre d’une jeune étudiante américaine (blanche) sur le point de rentrer aux States après un séjour en Afrique du Sud (Amy Biehl ), à la mère (blanche) de celle-ci.
Mxolisi : (« Giraffelike, knees semi-genuflected while neck flops head down to escape scraping the top of the door frame, he comes in. Soon he will be shaving, I see. Tall and muscular » – Comme une girafe, les genoux à demi pliés, tandis que le cou bascule la tête vers le bas pour ne pas se l’érafler à la chambranle de la porte, il entre. Il commencera bientôt à se raser, me dis-je. Grand et musclé.)
Lettre qui retrace, du point de vue de la mère de l’assassin (elle a encore deux autres enfants), non seulement les événements autour du meurtre, mais aussi les racines du monde violent ainsi que sa propre histoire familiale, le quotidien de l’apartheid (et de la condition d’une femme noire qui travaille chez une famille de blancs), l’impossibilité ( ?) que ces deux « hémisphères » puissent se réconcilier.
La vie de Mendisa n’a(vait) rien d’une sinécure. …. Rien de la lutte quotidienne nous est épargnée, et le contraste entre la vie des blancs et des noirs dans leurs townships serre le cœur.
Rien n’est « blanc » ni « noir » mais les réflexions de Mendisa, sa « simplicité » de « bon sens » sa culpabilité aussi (elle se sent coupable de l’acte qu’a commis son fils) nous éclairent les zones d’ombres…. « La mort d’Amy est une double tragédie. Celle d’un rêve qui se brise et celle d’une colère qui explose. Et les madones, dans leur douleur insondable, pleurent le sacrifice d’une jeunesse qui aurait pu avoir tout pour elle, mais qui échoue sur les plages du désespoir. » (dit Véronique Tadjo dans la postface)
Sindiwe Magona le dit autrement en fin de la « lettre » de Mendisa (p. 264 version papier/p.204 version électronique)
Une fille, très loin de chez elle.
L’exécution des aspirations profondes, obscures et intimes, d’une race assujettie. L’aboutissement d’une catastrophe inévitable et insensée.
Je ne prétends pas savoir pourquoi votre fille est morte, est morte ainsi. Est morte lors d’une conjoncture parfaite d’heure, de lieu et de mains ; convergence cruelle d’heure, de lieu et d’agent.
Car c’est ce qu’il était devenu au moment où il a tué votre fille. Mon fils n’était qu’un agent, qui exécutait les sombres désirs longtemps couvés de sa race. Une haine rageuse de l’oppresseur possédait son être. Elle a vu avec ses yeux ; a marché avec ses pieds et a brandi le couteau qui s’est enfoncé impitoyablement dans sa chair. Une rancune de 300 ans lui bouchait les oreilles ; sourdes à ses supplications pitoyables.
Mon fils, la flèche aveugle mais affûtée de la colère de sa race.
Votre fille, le sacrifice de la sienne. Choisie à l’aveugle. Précipitée à son triste sort par les frondes les plus cruelles de la fortune.
N’eût été la chance d’un jour, d’un autre lever de soleil, elle serait en vie aujourd’hui. Mon fils, peut-être pas un assassin. Peut-être, pas encore.
La plupart des noms propres sont gardé (avec des notes de bas de page : genre (page 191) ce qui rend le « voyage » d’autant plus passionnant :
2 Enyangweni (isiXhosa) : dans la grange.
3 Amasi (isiXhosa) : lait caillé (souvent) de chèvre qui ressemble au yaourt.
4 Iinkobe (isiXhosa) : bouillie de grains de maïs.
5 Amarhewu engqayini (isiXhosa) : boisson non alcoolisée à base de bouillie de maïs fermentée, dans la cruche.
6 Hlinzeka (isiXhosa) : Lors d’un mariage, un des bœufs qui constituent la lobola (la dot) est sacrifié ; le sang versé cimente symboliquement l’alliance.
7 Abelungu (isiXhosa) : les Blancs (ici, les Anglais).
8 Izisele (isiXhosa) : silo à grain souterrain, fait à partir de peaux d’animal.
9 Mbo (isiXhosa [Embo – forme locative de Mbo]) : lieu où se trouverait le berceau de l’humanité, où les premiers êtres humains auraient commencé à exister.
10 Mfundisi (isiXhosa) : nom commun signifiant quelqu’un d’instruit tel un révérend, ministre ou maître (d’école) ; aussi utilisé comme titre ou nom propre
Je viens par ailleurs d’apprendre que ce roman a été lu en 2017 en langue anglaise pour le Bac allemand ( !) – en effet, il permet de traiter l’apartheid, les rapports sociaux, la naissance de la violence anti-colonialiste avec une langue accessible.
Et « drôle » de lire ce livre juste au moment ou on parle du racisme, du déboulonnage de figures historiques. Une lecture bienvenue à un moment charnière du 21e siècle.
Les photos sont extraites du site du photographe sud-africain Johnnie Miller (sublimes !!!)
https://www.behance.net/johnnyff32 et https://www.millefoto.com/
Un extrait (page 25 version papier/ p. 18 version électronique) :
« La bande de Mxolisi continua son toyi-toyi le long de la NY 3 vers la NY 1. Alors que l’avant-garde s’approchait de la NY 1, tout d’un coup, elle s’arrêta net, frappée par une cacophonie familière : le crépitement de langues de feu affamées, occupées à dévorer une maison ou un véhicule. Accompagnée de la voix rauque jubilatoire des spectateurs. Du son vibrant, résonance des pieds battant le sol au pas de course.
Galvanisé par le vacarme, le groupe s’arrêta de chanter. Il arrêta son toyi-toyi. Et courut, déferla, comme attiré par un puissant aimant géant. La forêt de pieds trépignant et de bras sciant l’air dévala la NY 3 jusqu’à sa halte abrupte ; stoppée par le spectacle combien familier mais tellement palpitant.
Au coin de la NY 1 et de la NY 3, une grosse camionnette dansait au ralenti, au rythme chatoyant des flammes orange et rouges qui la caressaient. À regarder de plus près, la camionnette ne bougeait pas. Le mouvement, un mirage, une illusion d’optique. Seules les langues orange ardentes folâtraient tout autour d’elle, la léchant, la consumant, donnant l’impression qu’elle tremblait et frissonnait. Tandis que les spectateurs retenaient leur souffle, les yeux leur sortant de la tête, la camionnette paraissait osciller, vaciller, chanceler comme un ivrogne. Puis tremblant toujours, accompagnée d’un profond soupir crépitant, elle se laissa aller, s’abaissant lentement jusqu’à ce qu’elle tombât à genoux, comme si elle priait. Alors que les roues de devant avaient disparu, celles de derrière restaient intactes. Cependant, un instant plus tard, elles aussi s’enflammèrent.
De temps en temps, des rubans de lettres bleues et blanches apparaissaient, furtifs et clignotants, entre les langues de flammes pressées et acharnées. Au flanc du véhicule « & FILS » se profilait intouché. Il y eut un long cri silencieux issu des portes béantes et mutilées – deux en nombre ; des portes que naguère quelqu’un avait ouvertes de force et qui crachaient alors une épaisse fumée noire et des langues intimes caressaient, partaient en flèche, gambadaient, fouillant les recoins et les fissures les plus reculés du véhicule déchu ; cinglantes, léchantes. D’après les débris tout autour de la fournaise, il était clair que la camionnette avait été pillée bien avant sa livraison. »
Voilà un roman qui semble être d’une formidable puissance. Dire que sur ce lit de chagrin et de rancune, Mandela a réussi à faire naître une Nation.
J’aimeAimé par 1 personne