Avant que j’oublie

« Penser qu’il était mort et que c’était tout, hop, voilà, rideau, ça n’allait pas »

Anne Pauly

(à gauche une page d’un de mes albums photo des années 70 – avant que j’oublie…..)

Livre lu dans le cadre de la sélection du Livre Inter 2020. Lu sur « liseuse » donc pas d’indication de page pour les citations.

Présentation de l’Éditeur (Verdier) 

Il y a d’un côté le colosse unijambiste et alcoolique, et tout ce qui va avec : violence conjugale, comportement irrationnel, tragi-comédie du quotidien, un « gros déglingo », dit sa fille, un vrai punk avant l’heure. Il y a de l’autre le lecteur autodidacte de spiritualité orientale, à la sensibilité artistique empêchée, déposant chaque soir un tendre baiser sur le portrait pixelisé de feue son épouse ; mon père, dit sa fille, qu’elle seule semble voir sous les apparences du premier. Il y a enfin une maison, à Carrières-sous-Poissy et un monde anciennement rural et ouvrier.

De cette maison, il va bien falloir faire quelque chose à la mort de ce père Janus, colosse fragile à double face. Capharnaüm invraisemblable, caverne d’Ali-Baba, la maison délabrée devient un réseau infini de signes et de souvenirs pour sa fille qui décide de trier méthodiquement ses affaires. Que disent d’un père ces recueils de haïkus, auxquels des feuilles d’érable ou de papier hygiénique font office de marque-page ? Même elle, sa fille, la narratrice, peine à déceler une cohérence dans ce chaos. Et puis, un jour, comme venue du passé, et parlant d’outre-tombe, une lettre arrive, qui dit toute la vérité sur ce père aimé auquel, malgré la distance sociale, sa fille ressemble tant.

Au moment ou je rédige ce post le roman a (déjà) reçu le prix « Envoyé par la Poste 2019 » et le « Prix Summer 2020 » et se trouve dans la dernière sélection du Goncourt du 1er roman. Pour moi il trône dans le trio de tête pour le Prix Livre Inter 2020.

 

Encore un de ces romans avec une trame ultra-mince : l’Histoire entre une Fille (la narratrice) et son Père ou la mort d’un père (« ogre timide » ou « monstre attachant« ) et le cheminement d’une désormais orpheline vers la réconciliation et l’apaisement avec quelques larmes retenues et un rire désarmant. Dans une langue désinvolte et précise qui slalome sur des patins de cocasserie pour éviter tout pathos et cacher sa souffrance.

« Encore aujourd’hui, quand j’entends, dans les reportages sur les violences conjugales, des gens s’indigner de ce que certaines femmes n’aient pas le courage de partir, j’ai envie de leur dire « J’aimerais bien vous y voir ». J’aimerais bien vous voir, un dimanche soir, la paupière bleuie et la chemise de nuit déchirée, préparer une valise à la hâte pour un foyer d’urgence éclairé au néon. J’aimerais bien vous voir, couverte d’insultes et de menaces, trouver l’énergie de courir à la gare avec vos enfants pour monter dans un train sans savoir si le retour sera possible et à quelles conditions. »

On en a tous lu un livre sur la mort du père/de la mère/d’un proche (en 2013 p.ex. la sélection du Livre Inter contenait « Réanimation » de Cécile Guibert) , on a – à ton âge normal, direz-vous – déjà vécu des obsèques – mais encore jamais (franchement) j’en ai lu un livre qui en parle avec tel humour douce-amère de ces départs et du vide laissé, qui humour qui m’a ensorcelé …. les préparations (achat du cercueil), les employés des pompes funèbres qu’elle appelle les « zombies« , le prêtre qui s’endort lors de « la messe la plus longue de toute la chrétienté« ….

D’aucuns vont dire, je les entends déjà, bof, c’est du cuit et recuit ! (« d’un ennuyant » – comme le disait M.O. par rapport à « Papa » …. eh oui, on lit avec son bagage de vie et perçoit à travers ce prisme là aussi). Et quant à l’énumération des objets (1 page) qu’il faut trier dans la maison que le père laisse (quoi jeter, quoi garder « Comment vraiment savoir  ce qui a compté au milieu de rien« …. on nous l’a déjà « fait » (« check » comme dirait la narratrice) et aurait pu être emprunté d’un G. Pérec.

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 » Je savonnais, rinçais, séchais, frictionnais son grand dos voûté, crémais ses interminables bras et ses grandes mains élégantes. Des machins redoutables et puissants qu’il n’avait jamais levés sur moi, des battoires rectangles loin, très loin des paluches courtaudes et poilues qu’on observe parfois chez des hommes plus urbains de moindre envergure. J’étais aussi chargée de la tonte: une fois tous les mois, je lui faisais la boule à zéro, ôtais les poils de sourcils géants …….. c’était devenu une obsession, cette histoire de rasage….sur les pommettes et à la commissure des lèvres, sur un fond de peau déjà rouge, des poils récalcitraient. Ils se tortillaient malgré tous mes efforts pour les éradiquer, et je soupirais de devoir les laisser là, un peu indignée qu’ils nous narguent ainsi de tout leur petit ressort alors que par ailleurs la vie déclinait massivement. »

Une véritable science du contrepoint qu’Anne Pauly maîtrise au bout de son clavier pour nous secouer un peu comme le fait un ami, David qui « ….m’a prise par les épaules, m’a secouée un peu, comme pour faire sortir le reste du chagrin de ma carcasse en mikado et a déposé un gros bisous sur mon front. Tu vas y arriver mon chou, c’est dur, mais tu vas y arriver« .

Miikado

C’est vrai qu’on y arrive toujours (plus ou moins bien). Mine de rien, se glissent dans ce petit « roman »-récit des réflexions de classe (sociale), des apartés sur son homosexualité…. ainsi son « explosion » lors d’une réunion et « débats » sur le mariage pour tous :

« Le reste du temps, les mous, les mesurés, les polis et les naïfs me sortaient par les yeux. En plein milieu des « débats » sur le mariage pour tous, dans une réunion de crise des groupes LGBT, j’avais méchamment envoyé chier deux militantes nouvellement déclarées, des Bécassine grandes écoles au poil soyeux et à la veste bien coupée, qui venaient de se découvrir minoritaires et qui, alors même qu’on se prenait des seaux de merde depuis des semaines de la part des psychiatres, des curés et des réacs de tous bords, socialistes inclus, prônaient les vertus du dialogue, trouvaient efficace de distribuer des tracts contre l’homophobie et utile de nous expliquer à nous autres, pauvres précaires aux VAE incertaines, comment nous organiser politiquement. Des tracts ? avais-je couiné avant de faire violemment tomber un tabouret. C’est l’heure de sortir les barres de fer, et vous, vous voulez faire des tracts ? » 

Il n’y a pas que le style, l’agencement du roman (en effet une lettre va bouleverser sa perception) – il y a aussi des souvenirs musicaux qui m’ont touché :

Du coup, un peu avant Porcheville, il y a eu Éloïse de Barry Ryan, une déclaration d’amour, une supplique, un morceau pompier, victorieux, épique Éloïse, You know I’m on my knees. Un morceau un peu ringard repris plus tard pour le générique français de la série L’Amour du risque. Ça commence par la fin d’un fou rire, de ces rires qui se déclenchent après une bonne grosse blague et tarissent quand il faut reprendre son sérieux, puis démarrent les violons, les cuivres et la grosse caisse. C’était absurde, tant de gloriole, d’emphase et d’espoir ironique tout de suite après tant de silence et de rien…. »

[Pour rire : Éloïse était le premier 45 tour que je me suis acheté de mon argent gagné en donnant des cours de …….Latin (tzzzz – j’en rigole; le garçon auquel j’ai donné des cours est devenu un héritier – bien riche & est resté fainéant…]

Et à la fin du livre la « surprise » Dion-esque pour cette quasi-Punk et Queer :

« Et puis là, sans prévenir, le refrain m’a sauté à la figure comme une animal enragé : Mais avant tout, je voudrais parler à mon père.……Si on m’avait dit que Céline Dion m’aiderait un jour dans ma vie à passer ce style de cap, je ne l’aurais pas cru. La catharsis par la pop – check » (p. 134)

 

Très bel entretien avec Anne Pauly (dans Diactitik)

https://diacritik.com/2019/09/03/anne-pauly-jai-prefere-etre-du-cote-dune-revanche-pour-tous-plutot-que-du-cote-dune-ascension-solitaire-avant-que-joublie/

dont je ne citerai que les dernières phrases :

 « Je voulais décrire comment la vie, par effet de mimétisme avec le défunt, se rétracte à l’intérieur du survivant puis la lenteur avec laquelle elle revient. Le temps du deuil, est long, laborieux. Je ne l’avais pas imaginé avant de le vivre. Le retour à la vie et à la joie s’opère quand se rétablit la capacité à voir les signes, à les lire et à leur trouver un sens. Ce qui sauve dans tout ça, ce sont les histoires ! »

Et une belle critique

https://clubdelectures.wordpress.com/2020/02/01/avant-que-joublie-de-anne-pauly-aux-editions-verdier/

– en effet on trouve aussi des lecteurs qui n’ont pas aimé du tout – mais par souci d’iniquité je n’en propose aucune.

 

 

A propos lorenztradfin

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7 commentaires pour Avant que j’oublie

  1. Ping : Livre Inter 2020 | Coquecigrues et ima-nu-ages

  2. CultURIEUSE dit :

    Aaaaargh, moi aussi! Eloïse a été mon premier achat de 45 tours!

    Aimé par 1 personne

  3. lorenztradfin dit :

    … hah, pas si ouverts que ça…. (tout le monde parlait de ce musical – et moi j’étais « déjà » sur Lovin Spoonful, Paint it Black des RS etc…(donc Hair était pour moi presque « ringard » – j’étais d’ailleurs peu enthousiaste….) – et l’Opéra… c’était parce qu’ils m’avaient vu pleurer (?) lors du quartet « Bella Figlia » à la TV…..- ils lisaient peu, et étaient très décontenancé par le lycéen (qui se sent « supérieur » ) – j’étais tellement satisfait de moi de gagner avec mes cours trois x plus à l’heure que mon père qui était manutentionnaire et lui reprochait de ne pas faire qqchose de « mieux » … on peut bien être bien con à cet âge…

    J’aime

  4. princecranoir dit :

    Très belle critique – check ✔️

    Aimé par 1 personne

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