Dans ces temps de con-finement (on est bien en fin de la 3e semaine…!) un très beau livre d’évasion (merci à G.B. de me l’avoir prêté) – même si je dois avouer qu’il est parfois difficile de « vraiment » s’évader dans les temps qui courent :
Présentation de l’Éditeur (Seuil)
Avec Amazonia, Patrick Deville propose un somptueux carnaval littéraire dont le principe est une remontée de l’Amazone et la traversée du sous-continent latino-américain, partant de Belém sur l’Atlantique pour aboutir à Santa Elena sur le Pacifique, en ayant franchi la cordillère des Andes. On découvre Santarém, le río Negro, Manaus, Iquitos, Guayaquil, on finit même aux Galápagos, plausible havre de paix dans un monde devenu à nouveau fou, et qui pousse les feux de son extinction.
Le roman plonge jusqu’aux premières intrusions européennes, dans la quête d’or et de richesses, selon une géographie encore vierge, pleine de légendes et de surprises. Plus tard, les explorateurs établiront des cartes, mettront un peu d’ordre dans le labyrinthe de fleuves et affluents. Des industriels viendront exploiter le caoutchouc, faisant fortune et faillite, le monde va vite. Dans ce paysage luxuriant qui porte à la démesure, certains se forgent un destin : Aguirre, Fitzgerald devenu Fitzcarrald, Darwin, Humboldt, Bolívar.
Ce voyage entrepris par un père avec son fils de vingt-neuf ans dans l’histoire et le territoire de l’Amazonie est aussi l’occasion d’éprouver le dérèglement du climat et ses conséquences catastrophiques.
Roman sans fiction, finalement plutôt un récit de voyage réel que le grand voyageur qu’est Patrick Deville a effectué avec son fils le long de l’Amazone et de ses affluents (Brésil, Péru, Ecuador) – occasion pour lui aussi de nous offrir d’innombrables « rencontres littéraires » autour du plus grand fleuve du monde. C’est que P. Deville évoque de nombreuses œuvres littéraires et convoque des personnages historiques de tous bords…. et je vous dit que ça fourmille et stimule….(tout en perdant parfois le lecteur dans cette somme de documentation littéraire).
Sans (pouvoir) être exhaustif on apprendra, lors de ce voyage « littéraire et historique » beaucoup sur l’or, le café et/ ou l’hévéa. « Après cette folie de l’or était venu celle du café. Les esclaves étaient passés de la mine au champ. Si l’Europe avait acclimaté nombre de végétaux du Nouveau Monde, le café avait été imposé à celui-ci tel un fléau abattu sur son sol. C’est qu’il y a loin de l’arbuste au percolateur…. » (p. 35)
On dit bonjour à Lévi-Strauss, Cendrars, Humboldt et Bonpland, Bolivar, Werner Herzog (et les personnages historiques réels Fitzcarraldo, Aguirre – Klaus Kinski), Malcolm & Arthur Lowry, Rimbaud, Rudyard & John Kipling, Percy & Jack Fawcette (ces 2 là sont les héros – réels – du formidable film de James Gray « »The lost city of Z« ) les Roosevelt, Jules Verne, Mick Jagger, et Darwin (père et fils)…. et j’en passe… tout ce beau monde aura sa part de lignes de gloire ou chute… et pour le plaisir du lecteur se tiennent la main, sous la plume de P. Deville, pour une sarabande avec des liens sous-jacents parfois insoupçonnés …
« Les artistes dont liés par une espèce de chaîne dans le temps et l’espace, une génération commence à peine à vieillir qu’une autre surgit déjà pour continuer l’oeuvre de la précédente, perfectionnant et réalisant ce que la génération antérieur n’a pas pu faire ou à al fait, parfois…Ça arrive » (p. 32, citant Faulkner)
On entend Chopin et Debussy (Lévi-Strauss) ou encore Mahler (Deville) et apprend que Mozart (la symphonie n° 26 en mi bémol qui va adoucir les Indiens Makiritare devant la chute de Tencua… « démontrant au passage l’intuition kantienne, que le beau et c’est qui plaît universellement sans concept » (p. 176)
Ou encore le savoir encyclopédique dans le chapitre « sirènes & amazones » … A partir d’une anecdote autour du Herzog et Thoms Mauch (son chef opérateur) qui blessé, sera, en absence de réserves d’anesthésiants, « calmé » entre les seins de Carmen « une des deux prostitués que nous avons ici à cause des grades forestiers et des marins » « durant les deux heures qu’à duré l’opération » , P. Deville nous balade de Gaspar de Carvajal (mort en 1584) (et Orellana) – selon lequel « les amazones ont deux sein, comme Carmen, contrairement aux mythes antiques de l’amputation pour mieux bander l’arc » (p. 200/201) –
à 1968 (« les femmes allaient à la plage les seins nus« ) pour ensuite parler de l’allaitement (en Amazonie les femmes donnent le sein à qui en a besoin, bébé – le leur ou pas, des chiots aussi….) pour finir avec l’image de la lutte des Indiens des réserves en lutte contre des soldats « Les Indiens étaient le tors nu, colorés et emplumés, le visage peint au rocou. Les Indiennes aussi, mais elles portaient des soutiens-gorge blancs, résultat d’une honte inculquée par l’Eglise peut-être, plutôt que par décence, ou volonté de ne pas trop exciter les soldats, et je songeais que l’effet était inverse, de les voir ainsi en petite tenue. » (p. 204)
Il faut avoir envie et la curiosité de celui qui feuillette des encyclopédies et qui chaque fois qu’il tombe sur un mot qu’il ne connait pas de le chercher et passer ainsi de coq à l’âne dans un « joyeux carnaval » sur une musique teintée de curiosité insatisfaite.
Le récit est par ailleurs émaillé de réflexions sur la filiation – et surtout le rapport entre père et fils….. plusieurs chapitres portent le titre « Père & fils ».
« Pendant des semaines, dans la promiscuité des cabines de bateau ou des chambres d’hôtel, on ne peut jouer ni mentir, on finit par apparaître tel qu’on est : mais pas si on est un père et un fils. L’amitié paternelle et filiale est interdite, tabou pour les anthropologues. Elle supposerait une impossible égalité, une fraternité, laquelle, comme son nom l’indique, bousculerait l’ordre des générations. Le père quoi qu’il fasse est trop fragile, qui se souvient d’avoir été un fils. Nous trimbalions malgré nos efforts ces résidus ataviques, ces archaïsmes inscrits. Le père trop encombré de son amour dissimule cette faiblesse devant le fils qui l’épie…. » » (p. 183)
« ….un psychothérapeute..(…)… m’avait confié que sa longue expérience professionnelle l’avait amené à considérer qu’un bon père, c’était un père auquel on mettrait 12/20 sur une copie. En deçà, disait-il, c’est un père absent ou négligent, au-delà un père emmerdant. » ( p. 160)
P. Deville a réveillé en moi les images des romans « Die Vermessung der Welt / Les arpenteurs du monde » (Kehlmann), « Au-dessus du volcan » (Lowry), m’a re-donné envie de voir les films de Werner Herzog, m’a rappelé mon voyage (2011) en Ecuador – il dépeint bien aussi bien Quito que le Chimborazo ou les iguanes à Guayaquil….
et (re-) donne envie de faire des voyages …..et (peut-être pas si bizarrement) m’a fait penser (réfléchir même) à ma relation avec mes enfants…
« Un peu en retrait, j’observais son profil grave et ruisselant des eaux salée de la baignade et douce de la pluie, les cheveux bouclés de sa mère et les yeux noirs, un visage un peu grec…..Silencieux, comme soulevé de terre par une émotion que je n’avais pas éprouvée depuis un après-midi trois ans plus tôt sur l’île Amantani au milieu du lac, en lévitation survolant les siècles et les continents,…(…)…les histoires du chemin les lectures échangés au long du parcours, les histoires racontées et discutées ….(….), le tourbillon de toutes ces vies et des deux nôtres aussi au milieu du maelström…. » (p. 292)
Last but not least : De plus ce livre, comme le laisse attendre la 4e de couv (et la présentation de l’Éditeur, il y a de beaux passages sur le matérialisme, les bouleversements climatiques, l’extinction en tant que « futur de toutes les espèces », ce qui résonne particulièrement dans les temps qui courent…..
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