«Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille»

Une lecture (écriture) magnifique et terrible, écrit par un rescapé et couronné du Prix Fémina 2018.

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Livre sorti en avril 2018, contourné par moi d’abord, ensuite re-entré dans mon champs de vision suite aux polémiques lors de la constitution des short-lists pour le Goncourt 2018… Ce sont finalement ces débats là autour de la question « la non-fiction mérite-elle un prix Goncourt? » qui m’ont incité  finalement de l’acheter avant son sacre du Femina et de le lire, une fois les poussières médiatiques tombées.

Je n’avais quasiment jamais rien lu de P. Lançon (les rares fois que j’avais ouvert un « Charlie Hebdo » je ne faisais pas trop attention aux noms d’auteurs) – et je ne regrette pas une seule page même si j’ai poussé plus d’une fois un râle gutturale (tout ce sang, bave, salives, lambeaux, cervelle, douleurs…dans ces pages) et même senti qqs larmes pointer dans un des derniers chapitres (pourtant il ne fait rien pour nous faire pleurer – ni sur son sort, ni sur celui d’autres).

Quant à cette question de la fiction… Lançon il en parle lui-même « écrire est la meilleure manière de sortir de soi-même, quand bien même ne parlerait-on de rien d’autre. Du même coup, la séparation entre fiction et non-fiction était vaine: tout était fiction, puisque tout était écrit – choix des faits, cadrage des scènes, écriture, composition  Ce qui comptait, c’était la sensation de vérité et le sentiment de liberté donné à celui qui écrivait comme à ceux qui lisaient.  » (p. 365/366)

Ou plus tard : « Si écrire consiste à imaginer tout ce qui manque, à substituer au vide un certain ordre, je n’écris pas : comment pourrais-je créer la moindre fiction alors que j’ai moi-même été avalé par une fiction ? » ou « En quoi l’imagination était-elle différente du souvenir ? En quoi lui était-elle liée ?  (p. 375)

Je ne veux/peux pas écrire des tonnes sur ce livre. Le livre vit en moi maintenant, a laissé des traces, m’incite/m’invite à (re-)lire Proust, Kafka (Les lettres), Thomas Mann (La montagne magique), Chandler, Jean Hougron (« Tu récolteras la tempête » était un des 1ers livres que j’ai lu en français), R. Chandler, Racine, Baudelaire, Shakespeare – La nuit des rois !… Cette myriade d’auteurs l’ont aidé dans son calvaire de reconstitution (et/ou sont évoqué quand il parle de sa vie d’avant ….jusqu’à l’enfance). Il me montre aussi que je ne suis pas le seul qui trouve du (re-)confort dans la musique de J.S.Bach (avec Kempff, Gould,  ou…) ou dans le Jazz….

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Ses pages sur Houellebecq sont drôles et tristes, les reproductions des articles écrits à partir de son lit remuent, les « portraits » qu’il dresse, soit des membres du corps médical (ahh la chère chirurgienne Chloé… ou Denise, sa kiné….), des policiers garde de corps, de certains de ses ami(es) et/ou de ses camarades d’hospitalisation sont d’une justesse criante et d’un réalisme éblouissant, et sa manière de parler de sa reconstitution, son chemin de croix pour se retrouver (même s’il est un « autre » – belle idée de faire marcher Monsieur Tarbes – son « nom de code aux Invalides –  à côté de Phlippe Lançon -)  sans fioritures, sans apitoiement, force le respect et l’admiration et est d’une belle littéralité.

Le lambeau, son « escalope » qu’il porte pour la reconstitution (avec un de ses péronés) de son visage détruit par les assassins de l’équipe de Charlie Hebdo, vous fera peut-être se dresser quelques poils…:

« ...pour la bonne compréhension de ce qui va suivre, il suffit de savoir que ma mâchoire inférieur ayant largement disparu, on avait greffé à la place mon péroné droit, accompagné d’une veine et d’un bout de peau de jambe qui, sous le nom de palette, me tenait lieu de menton. Deux ans et bien des opérations plus tard, on allait gonfler la peau du cou, grâce à un expandeur en silicone qu’on y avait installé et qu’on allait peu à peu remplir de sérum physiologique, puis tirer cette peau de pêche, qui transformait le bas de mon visage en patchwork. Ainsi aurais-je de nouveau un menton à peu près uni, avec une barbe destinée à masquer  les cicatrices, et non quelques longs poils éparse, comme on les a sur les mollets (p. 228)

Pourtant ils sont plutôt rares ces passages jargonnant, il y davantage de passages réflectifs sur le(s) ressenti(s) comme ici :

« Aucune émission de cuisine télévisée – et il’y en a d’excellentes, quoique toutes exagérément bavardes, cherchant à compenser ce qui ne peut être mangé par ce qui ne mérite pas forcément d’être dit – ne m’a jamais donné autant de joie concrète que le premier aliment ingéré (difficilement) par la bouche, après deux mois d’alimentation exclusivement par sonde. C’était un simple yaourt nature, avec un peu de sucre, comme à la cantine : une sorte de madeleine hospitalière hors du temps. Une aide-soignante me l’a soudain apporté, un jour vers 15 heures, avec ce naturel jovial et parfois brutal, faute de temps, qui caractérise l’hôpital : comme si ce yaourt, qui n’avais jamais été là, dans ma chambre, m’y attendait en réalité depuis toujours. ce n’est pas seulement le patient qui patiente. C’est le monde autour de lui. L’infirmière et l’aide-soignante font la navette entre les deux attentes. Elle font peu à peu entrer le monde du dehors, devenu mystérieux et lointain sur instruction de l’invisible médecin. Le patient, qui a tous les âges, accueille tout avec gratitude, avec angoisse. J’ai accueilli le yaourt.  » (p. 400)

Il a sa manière à lui à décrire les va-et-vient dans les couloirs d’hôpital avec la « potence » dont les roues grincent, les sondes gastriques, les difficultés de vascularisation des greffes …. et toujours – pour nous « reposer  » ? –  ces retours dans son passé…. sans euphémiser ses (houleux et ardentes) relations avec  sa « maitresse-femme » Gabriela – vivant en train de divorcer à NY mais présente pendant pas mal de temps auprès de lui, mais sans être capable de comprendre (réellement) ce que Philippe L. traverse.

A lire absolument (quand on est loin d’un hôpital – sauf peut-être pour y puiser des forces, mais je dis ça puisque je suis en forme (en santé).  Lançon décrit les relations complexes professionnelles et humaines au plus près de l’intime du malade/convalescent). Il nous fait la visite de l’univers de l’hôpital, des malades et de la maladie (que je ne connais finalement que de loin, lors de visites d’ami/proches opérés/soignés), nous présentes des femmes et des hommes animés d’une passion et d’un dévouement incroyable….

Je peux tout a fait m’imaginer des lecteurs/-trices qui seront rebutés par cette concentration « sur soi », finalement il ne parle quasiment que de lui, que ce ne serait pas un Proust introspectif qui veut …. pas d’attaque, ni d’esprit de vengeance vis-à vis des djihadistes et/ou l’Islam, pas d’analyse non plus (ce sera pour une autre fois ?) Moi, cela ne m’a pas gène un seul moment…

Celui qui ne veut pas lancer à le lire, qu’il aille sur le site de France Inter pour écouter en podcast la lecture d’extraits de ce livre par Guillaume Gallienne (un régal qui fait entendre la belle écriture portée par une belle voix):

https://www.franceinter.fr/embed/player/aod/3d7825df-1182-49d3-95dd-35f51d90afee

 

 

PS – Pour finir un drôle d’article sur les photos de la couverture du livre « Le lambeau » sur Instagram..

Entre deux selfies, la couverture crème apparaît dans le petit carré réglementaire, avec sa ribambelle d’émojis et de hashtags : #sundaymood, #teatime, #Ilovebooks, #livreaddict… Sur certains clichés, le livre se trouve artistiquement mis en scène, sur une pelouse vert tendre ou au bord d’une piscine, entouré d’un mug et d’une jolie bougie parfumée, caressé par des ongles manucurés ou des pétales de fleurs séchées, et même tatoué d’un baiser au rouge à lèvres.

https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20180912.OBS2249/entre-deux-selfies-en-bikini-que-fait-le-lambeau-de-lancon-sur-instagram.html

A propos lorenztradfin

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3 commentaires pour «Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille»

  1. je le lirai, bien sûr, pas tout de suite pourtant

    Aimé par 1 personne

  2. lebouquinivre dit :

    Quel article! Bravo et merci! Décidément, je le lirai également…

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