Le monde d’hier

Synchronicité quand je te tiens….

Dans le droit fil de mes lectures (FHD et son Piekielny, Vuillard et son « Ordre du jour ») s’est glissé un soir une présentation d’extraits de textes du grand auteur de langue allemande Stefan Zweig à la MC2 de Grenoble. Les mots dits ce soir ont été extraits de « Le monde d’hier » (Die Welt von Gestern) – livre-testament que Stefan Zweig a adressé à son Éditeur un jour avant son suicide dans son exil au Brésil.

Les mots entendus ce soir là, dits par le grand acteur Jérôme Kircher, sont traduits congénialement par Jean-Paul Zimmermann (je pense que c’est la 3e re-traduction du livre) et mis en scène par J. Kircher lui-même et Patrick Pineau. La « pièce » – de fait un long monologue accompagné parfois d’un filet de musique lointaine – sur une (grande) scène nue (à part une dizaine de chaises – a été joué plus de 200 fois à Paris au Mathurins et est actuellement en tournée en France….

C’est l’histoire d’un homme qui a connu l’apogée de la « culture » et de l’esprit Viennois (grand bourgeois juif, Zweig a rencontré les Brahms, Mahler, Strauss, Freud, Rilke…a vécu le succès de ses livres (l’auteur le plus traduit du début du siècle !), lu et étudié dans toutes les écoles d’Allemagne /Autriche, avant l’arrivée de Hitler et des Nazis…. On brûle et interdit ses écrits, les brimades anti-juifs deviennent intenables, il part pour Londres, d’ou finalement à l’éclatement de la 2e guerre mondiale il doit partir plus loin… considéré vu sa nationalité comme ennemi potentiel….

LE MONDE D'HIER (Patrick Pineau, Jerome Kircher) 2016

1h10 portées par une voix parfois se brisant d’émotion, forte et exaltée quand il parle d’une  Visite de l’atelier de Rodin 

…Il détacha les linges de ses mains lourdes et ridées de paysan et se recula. Je tirai involontairement de ma poitrine oppressée un « Admirable ! » et rougis aussitôt de cette banalité. Mais avec son objectivité tranquille, dans laquelle on n’aurait pu découvrir un grain de vanité, il se borna à murmurer en contemplant son propre ouvrage : « N’est-ce pas ? » Puis il hésita : « Seulement, là, à l’épaule… un instant ! » Il se débarrassa de son veston d’intérieur, revêtit sa blouse blanche, saisit une spatule et lissa d’un coup magistral à l’épaule le tendre épiderme de la femme qui semblait vivre et respirer. Il se recula encore. « Et puis là », murmura-t-il. De nouveau l’effet était intensifié par une retouche infime. Puis il ne parla plus. Il avançait et reculait, considérait la figure dans un miroir, poussait des grognements, des sons inarticulés, changeait, corrigeait. Ses yeux, qui à table erraient distraitement et étaient pleins d’amabilité, maintenant jetaient de singulières lueurs, il paraissait avoir grandi et rajeuni. Il travaillait, travaillait, travaillait avec toute la passion et la force de son corps puissant et lourd; chaque fois qu’il avançait et reculait brusquement, la planche craquait. Mais il ne l’entendait pas. Il ne remarquait pas que derrière lui se tenait un jeune homme silencieux, la gorge serrée, heureux de pouvoir regarder travailler un maître aussi unique. Ï1 m’avait complètement oublié. Je n’étais plus là pour lui. Seule la figure, son œuvre existait encore et au-delà, invisible, l’idée de la perfection absolue.

Un quart d’heure se passa ainsi, une demi-heure, je ne saurais dire combien. Les instants les plus pleins sont toujours au-delà du temps. Rodin était si absorbé, si plongé dans son travail qu’un coup de tonnerre ne l’aurait pas réveillé. Ses mouvements devenaient de plus en plus brusques, de plus en plus irrités. Une sorte de sauvagerie ou d’ivresse l’avait surmonté. Il travaillait de plus en plus vite. Puis ses mains se firent plus hésitantes, semblaient avoir reconnu qu’il n’y avait plus rien à faire pour elles. Une fois, deux fois, trois fois il se recula, sans plus rien changer. Puis il murmura quelque chose dans sa barbe, replaça délicatement, comme on glisse un châle sur les épaules d’une femme aimée, les linges autour de la ligure. Il respira profondément, comme détendu. Sa stature sembla de nouveau s’alourdir. Le feu était éteint. Alors se produisit pour moi l’incompréhensible, le suprême enseignement : il enleva sa blouse, remit son veston d’intérieur et se disposa à partir. Il m’avait totalement oublié au cours de cette heure d’extrême concentration….

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….lassitude quand il évoque le déracinement, l’impuissance de la Culture face à la méchanceté profonde de l’Homme… et tout d’un coup me sont venus des larmes, discrètes certes, mais du fin fond, les mots en écho de « L’ordre du jour » (E. Vuillard) sur l’arrivée des allemands à Vienne, les immigrés déboussolés en Europe, le traitement des juifs, le traitement des palestiniens, Birmanie….- J’ai dû contredire mes amis qui pensaient que c’était à cause de mes origines, une sorte de « culpabilité » de ceux nés après, non, ça c’est « digéré » (aufgearbeitet) depuis longtemps…

Ce texte de Zweig, humanistement puissant, contient des remarques et pensées qui sont encore valables aujourd’hui ….

« J’ai connu la forme et le degré les plus élevés de la liberté individuelle et l’état de la pire dégradation qu’on eût vue depuis des siècles ».

D’abord il y a la nostalgie du grand bourgeois intellectuel autour du « paradis perdu » de Vienne à la fin du 19e siècle :  » où on n’était pas un vrai Viennois, si on n’aimait pas la culture …. et ou « Nulle part il était plus facile d’être européen ».

Le jeu et la voix de Jérôme Kircher donnent au spectacle une actualité quasi-sinistre. Zweig évoque la montée des nationalismes, le triomphe du populisme, la conquête du pouvoir (de manière insidieuse) d’Hitler qui promet tout à tout le monde (personne n’a peur de lui dans ses débuts, après son élection au poste de chancelier), l’explosion (en vol) du rêve européen, la déchéance de la culture, tout cela fait tristement penser au monde d’aujourd’hui, et reste ainsi d’une actualité incroyable.

Le livre est bcp plus long que ces une heure dix mais qu’est ce que cela donne envie de se jeter sur ces pages ! (notamment dans cette nouvelle traduction – parue chez Les belles lettres dans la collection «  »le goût des idées »).

Et pour vous donner un peu de goût de ces paroles – un dernier extrait :

Zweig après un entretien avec son Editeur:  

Je n’oublierai jamais son ébahissement. « Qui pourrait bien interdire vos livres? *me dit-il alors, en 1933, encore tout étonné.  » Vous n’avez jamais écrite mot contre l’Allemagne et ne vous êtes jamais mêlé de politique. »  On le voit : toutes les monstruosités telles que les livres brûlés ou ou les fêtes du pilori, qui devaient être des faits quelques mois plus tard, étaient encore inconcevables à des gens prévoyants, un mois après la prise du pouvoir par Hitler. Car le nazisme avec sa technique l’imposture dénuée de scrupules se gardait bien de montrer tout le caractère radical de ses visées, avant qu’on eût endurci le monde. Ils appliquaient leurs méthodes avec prudence : on procédait par doses successives et après chaque dose, on ménageait une petite pause. On administrait toujours une pilule à la fois et ensuite venait un moment d’attente, pour voir si elle n’avait pas été trop forte, si la conscience du monde pouvait encore supporter cette dose. Et comme la conscience européenne, pour le malheur et la honte de notre civilisation, se hâtait de témoigner de son désintéressent puisque aussi bien ces actes de violence se passaient de l’autre côté de la frontière », les doses se firent toujours plus fortes, jusqu’à ce qu’à la fin toute l’Europe en pérît. Hitler n’a rien inventé de plus génial que cette tactique consistant à lentement pressentir l’opinion mondiale et à aggraver progressivement ses mesures contre une Europe qui s’affaiblissait sans cesse moralement et aussi militairement. Et l’action décidée aussi depuis longtemps dans son for intérieur, qui visait à étouffer en Allemagne toute parole libre et à faire disparaître tout ouvrage indépendant, ne produisit ses effets qu’après l’application de cette méthode de tâtonnements....

 Si la « pièce » passe près de chez vous, courez-y, c’est « exigeant » (une amie enseignant dixit, qui a accompagné sa classe de 2e – c’est vrai, la scénographie est sobre, rien ne se passe à part la force des mots….) mais quel cri d’alerte.

A propos lorenztradfin

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5 commentaires pour Le monde d’hier

  1. CultURIEUSE dit :

    Une critique magistrale, Bernhard, on y sent ton émotion et ton admiration. Ces extraits sont d’une puissante efficacité, une précieuse mise en garde…

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  2. Ping : Stefan Zweig au MC2 de Grenoble | CultURIEUSE

  3. lorenztradfin dit :

    Merci. … je crois toutefois aussi que la traduction est exceptionnelle. … Merci pour le partage je me sens honoré. Par ailleurs pas allé à la biennale mais vu une expo aux beaux-arts qui vaut la peine de ce déplacer. …Fred Deux …que je ne connaissais pas…. fotos et critique quand je trouverai un momentito.

    J’aime

  4. Silvia Brügelmann dit :

    danke für diesen Hinweis, Bernhard! Ich kenne St. Zweig, habe ihn früher gelesen und einiges von ihm auf meinen Regalen stehen. Ich werde mich ihm wieder zuwenden. Grausig, diese tröpflesweise Verführung der Massen – genau wie jetzt. Seien wir wachsam und scheuen wir uns nicht, dagegen aufzustehen und den Verführern die Maske abzureissen!

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