Je viens de lire deux livres (poche) de Sorj Chalandon d’affilée : « Retour à Killybegs » et « Le quatrième mur »
« Le quatrième mur »
Ce livre de Sorj Chalandon (l’auteur s’est trouvé un temps sur certaines premières listes de prix littéraires en 2015 avec son dernier-né « Profession du père« , et il a été couronné de bon nombre de prix, dont le prix Goncourt des Lycéens), m’a été chaudement recommandé par mon bouquiniste préféré de Grenoble – et en effet c’est un coup de poing certain.
Le quatrième mur du titre désigne un « mur » imaginaire situé sur le devant de la scène, séparant la scène des spectateurs et « au travers » duquel ceux-ci voient les acteurs jouer (c’est Diderot qui semble avoir eu cette « idée », et début d’un changement de mise en scène – tourner le dos aux spectateurs, jouant comme si ils n’existaient pas… devenait possible…
Présentation de l’éditeur :
L’idée de Sam était folle. Georges l’a suivie. Réfugié grec, metteur en scène, juif en secret, Sam rêvait de monter l’Antigone d’Anouilh sur un champ de bataille au Liban.
1976. Dans ce pays, des hommes en massacraient d’autres. Georges a décidé que le pays du cèdre serait son théâtre. Il a fait le voyage. Contacté les milices, les combattants, tous ceux qui s’affrontaient. Son idée ? Jouer Anouilh sur la ligne de front. Créon serait chrétien. Antigone serait palestinienne. Hémon serait Druze. Les Chiites seraient là aussi, et les Chaldéens, et les Arméniens. Il ne demandait à tous qu’une heure de répit, une seule. Ce ne serait pas la paix, juste un instant de grâce. Un accroc dans la guerre. Un éclat de poésie et de fusils baissés. Tous ont accepté. C’était impensable.
Et puis Sam est tombé malade. Sur son lit d’agonie, il a fait jurer à Georges de prendre sa suite, d’aller à Beyrouth, de rassembler les acteurs un à un, de les arracher au front et de jouer cette unique représentation.
Georges a juré à Sam, son ami, son frère.
Il avait fait du théâtre de rue, il allait faire du théâtre de ruines. C’était bouleversant, exaltant, immense, mortel, la guerre. La guerre lui a sauté à la gorge.
L’idée de Sam était folle. Et Georges l’a suivie.
Finalement le livre parle moins de Anouilh et du théâtre (j’ai par ailleurs envie de re-lire « Antigone » avec les yeux d’un adulte, après l’avoir disséqué sur les bancs de la seconde – français 2e langue) que plutôt de la guerre. Une guerre qui devient de simple « concept » (dans la tête de Georges, le « héro » narrateur) une réalité dure et insupportable, décrite dans une langue précise et coupante…. (par ailleurs l’expression « théâtre d’opérations » et/ou « théâtre de guerre » vient de Clausewitz!!)
…………- Ne regarde pas ! Ferme les yeux ! m’a crié Imane en français. Les autres avaient renoncé à ma langue. Ils hurlaient en arabe. J’étais allongé sur le sol, les mains sur la tête………Beyrouth était attaqué. Je répétais cette phrase dans ma tête pour en saisir le sens. Des avions se jetaient sur la ville. Ils bombardaient la capitale du Liban. C’était incroyable, dégueulasse et immense. J’étais en guerre. Cette fois, vraiment. J’avais fermé les yeux. Je tremblais. Ni la peur, ni la surprise, ni la rage, ni la haine de rien. Juste le choc terrible, répété, le fracas immense, la violence brute, pure, l’acier en tous sens, le feu, la fumée, les sirènes réveillées les unes après les autres, les klaxons de voitures folles, les hurlements de la rue, les explosions, encore, encore, encore. Mon âme était entrée en collision avec le béton déchiré. Ma peau, mes os, ma vie violemment soudés à la ville………………j’ouvrais la bouche en grand, je la claquais comme on déchire. Mon ventre était remonté, il était blotti dans ma gorge………………..La guerre, c’était ça. Avant le cri des hommes, le sang versé, les tombes, avant les larmes infinies qui suintent des villes, les maisons détruites, les hordes apeurées, la guerre était un vacarme à briser les crânes, à écraser les yeux, à serrer les gorges jusqu’à ce que l’air renonce. Une joie féroce me labourait. J’ai eu honte. J’étais en enfer. J’étais bien. Terriblement bien. J’ai eu honte. Je n’échangerai jamais cet effroi pour le silence d’avant. J’étais tragique, grisé de poudre, de froid, transi de douleur…..P. 226 – 227)
Ce théâtre de la guerre est décrit à la perfection avec sa tension palpable et une fin qui transcrit formidablement le sous-jacent de la pièce de Anouilh.
Toutefois, arrivé à la fin de la lecture je ne peux/pouvais pas à me débarrasser d’une petite voix qui me souffle : c’est une oeuvre de pur esprit à partir d’un « pitch » formidable, certes, mais la mise en place assez improbable des « acteurs protagonistes » dans ce lieux chaotique me semble être une idée de scénariste. De même, je ne suis pas tout à fait convaincu de la transformation de Georges d’un mec à la marge de la politisation qui devient d’un coup « acteur » sous l’influence de la pièce de Anouilh…. contrairement à Philisine Cave : http://jemelivre.blogspot.fr/2014/05/le-quatrieme-mur-sorj-chalandon.html
Je sortais de la lecture partagé, tout en pensant à « Valse à Bachir » autrement plus fort sur le fond de l’histoire – mais quand-même remué – ce qui m’a incité – in fine – (ahhh ces mados de la lecture) de lire illico presto un 2e livre (également trouvé chez mon bouquiniste) :
« Retour à Killybegs »
A l’époque de sa sortie (en 2011), ce livre avait reçu le Prix du roman de l’Académie Française. Ecrit deux ans avant « Le quatrième mur » l’écriture est encore plus « syncopée », « épurée » (comme le dit Sir Busnuel) que le 4e mur…
Point de départ du livre : l’histoire de Denis Donaldson (Sorj C. a changé son nom en Meehan) un membre de l’IRA et du Sinn Fein qui va dévoiler en 2005 (!) qu’il avait collaboré depuis des décennies avec le M15 et le Special Branch du service de police de l’Irlande du Nord. Il sera assassiné un an plus tard dans un cottage du Donegal.
« Quand mon père me battait il criait en anglais, comme s’il ne voulait pas mêler notre langue à ça. Il frappait bouche tordue, en hurlant des mots de soldat. Quand mon père me battait il n’était plus mon père, seulement Patraig Meehan. Gueule cassée, regard glace, Meehan vent mauvais qu’on évitait en changeant de trottoir. Quand mon père avait bu il cognait le sol, déchirait l’air, blessait les mots. Lorsqu’il entrait dans ma chambre, la nuit sursautait. Il n’allumait pas la bougie. Il soufflait en vieil animal et j’attendais ses poings. » (p.13)
Centré sur la solitude du traître, le livre permet de (re-)sentir quasiment physiquement la difficulté de vivre dans un pays en guerre, depuis une enfance difficile jusqu’au moment ou il attendra ses assassins…. Sorj Chalandon s’est mis dans la tête du traître et restitue admirablement les hésitations, les options, les décisions….
Un livre à mon goût un peu trop long, mais qui m’a davantage saisi – peut-être aussi parce que le va-et-vient entre passé (enfance, jeunesse, vie d’adulte-traître) et le « présent » (à savoir les jours avant son assassinat) m’a paru plus allant de soi, compréhensible que l’évolution de Georges, le metteur en scène dans le « 4e mur »…
Une chose est certaine : sens du dialogue, une langue précise et parfois un rythme endiablé…. Si la « Profession du père » ne reçoit pas de prix littéraire je parie que le livre se trouvera sur la liste du Livre Inter 2016.
De même ce livre a réveillé pleins de souvenirs de films que j’ai vu autour de ce sujet ou retraçant cette période folle, parmi lesquels encore tout récemment « 71 » de Yann Demange, « Bloody Sunday » de Paul Greengrass ou aussi « Hunger » (Steve McQueen), Au nom du père, ….
Pour comprendre les liens de Chalandon à l’Irlande et avoir des informations sur sa vie ainsi que les liens entre « Retour à Killybegs » et son livre « Mon traître » (en fait la même histoire vue sous deux angles différents) lire cet article fort instructif :
http://blogs.mediapart.fr/blog/michel-puech/291011/sorj-chalandon-retour-sur-l-irlande
Il me reste à lire « Mon traître »; j’ai aimé ces deux livres, moins de réticences que toi; mais je trouve que Chalandon est un peu à part d,as le paysage littéraire français, je l’aime bien, ce type.
En tous cas, « Profession du père » est le plus poignant ,sans doute parce qu’il est le plus personnel. Mais contrairement au nombrilisme littéraire de notre beau pays ( qui a cependant l’air de prendre le large et c’est tant mieux…), l’histoire de Chalandon vaut d’être racontée, et ça n’a sûrement pas été facile. J’attends avec impatience ton avis quand tu l’auras lu !
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j’attends certainement un peu (deux d’affilée….) – et comme je disais, je pense qu’il sera sur la liste du livre Inter l’année prochaine….. Content par ailleurs aussi que « Titus…. » à son prix de « consolation » (Medicis)…Je dois encore écrire ma critique de « Dark Horse » (un bon crû) ) et ce dimanche j’aurai terminé « Winter Bone » (qui donne envie de lire d’autres livres de cet auteur !! – MERCIIII )
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Rhoooooo, on est raccord sur les deux livres (moralité : moins je viens, mieux c’est !!!!!). Bises
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