Les écrivains et le peintre

« Ce n’est pas facile de parler de peinture, on en vient généralement à parler de soi. Comme lorsqu’on parle d’un livre, nous avons chacun nos raisons de l’aimer ou ne pas l’aimer.  » (p.181)

Duroy, Nolde, Lenz – drôle de trio auquel se joignent Suzanne, Esther, Jolant(h)e, Agnès, Ada, Dora ainsi que Nikolaus, Niklas, Klaus et les autres.

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Le projet de Lionel Duroy (Augustin) : tenter d’écrire avec « Echapper » une forme de suite à La leçon d’allemand » (Deutschstunde) le grand roman de Siegfried Lenz (paru en 1968 et considéré comme une oeuvre phare de la littérature allemande) – Lenz est décédé en 2014.

Le roman de Lenz (bien) résumé par « Le matricule des anges »  http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=10652  (nombreux sont ceux qui considèrent ce roman être l’un des plus beaux romans de la littérature allemande du XXème siècle par l’un de ses plus grands auteurs) :

Nous sommes en 1943, à l’embouchure de l’Elbe, dans un hameau à l’extrême nord de l’Allemagne, non loin de la frontière danoise. Le peintre Max Ludwig Nansen reçoit de Berlin, en plein régime nazi, une interdiction de peindre. Le brigadier de police locale, Jens Ole Jepsen, responsable du poste de Rugbüll, est chargé non seulement de la lui transmettre mais aussi de veiller à ce que l’intéressé la respecte. Sauf qu' » on est peintre ou on ne l’est pas, on peint toujours ou alors on ne peint jamais. Peut-on interdire à quelqu’un de rêver ?  » s’insurge Nansen qui pour contourner la censure, se lance dans un cycle de  » peintures invisibles  » – définition littérale d’une oeuvre qui ne peut ni ne doit exister, et que le jeune Siggi Jepsen, en opposition de plus en plus ouverte au père, va tenter plusieurs fois de soustraire au péril de ce  » devoir  » criminel.
Décrire le processus psychologique qui entoure le phénomène de l’obéissance aveugle à l’ordre qui vient d’en haut constitue le propos central de Siegfried Lenz. Car ce dont Jens Ole Jepsen, figure de l’éternel exécutant, s’acquitte par sens du devoir, finit par devenir un  » tic « , une  » idée fixe « ,  » une véritable maladie « , au nom d’une  » mission  » qu’il se complaît d’honorer avec un zèle fanatique – jusqu’au bout, même après, lorsque la guerre finie, elle sera devenue caduque. C’est cet acharnement stupide, inflexible dans sa bonne conscience, que nous raconte Siggi Jepsen, alors enfermé dans une maison de correction pour jeunes délinquants, et puni pour avoir rendu une copie blanche lors d’une épreuve de rédaction dont le sujet portait sur  » les joies du devoir « …

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Duroy – càd son alter ego Augustin  –  voyage (en train) vers le Nord d’Allemagne (Husum) s’y s’installe (d’abord chez une divorcée encombrée de meubles) ensuite dans une maison louée à long terme (bail précaire) pour écrire « la suite du roman de Lenz ». Il raconte comme il essaye de trouver le village de Rugbüll (dont il sait retracer les plus infirmes détails du roman de Lenz) et  ses recherches (vaines) devenant une « mission », une « idée fixe »…..

« Si j’avais tellement aimé le livre de Lenz, au point de vouloir y habiter, c’était que le couple du peintre y porte cette élégance absolue des sentiments qui ne se trouve pas sur la Terre. Je le savais…. » (p.55).

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En même temps, ce travail de recherche et d’écriture va l’emmener à repenser sa vie, réfléchir à son passé, faire défiler des instantanés de ses relations avec ses femmes, ses enfants….. Il va avoir une courte aventure surprise avec sa logeuse (Elke), ensuite une, plus longue, plus intense et « dramatique » avec une femme (peintre! – Susanne) rencontrée  à la bibliothèque-musée ou il fait ses travaux de recherches…. (ah cette belle synchronicité* – comme dirait T.I.) et tout ce tissus de relations renvoie au couple formé par le peintre Nolde/Nansen et Ada ou plus tard quand celle-ci décède celui formé avec la toute jeune Jolanthe….(ou aussi de celui de « Une Victoire » de J. Conrad ( Axel Heyst & Lena)) …. permet de réfléchir sur la difficulté d’être peintre/écrivain/photographe tout en vivant en couple……

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Le dernier livre de Duroy que j’avais lu (https://lorenztradfin.wordpress.com/2011/04/19/coleres/) ne m’avait pas plu. Un lecteur rencontré d’Augustin y fait référence par ailleurs : « Je vais te dire franchement ce que j’ai ressenti en lisant ton bouquin. Tu te poses trop de questions, tu coupes les cheveux en quatre, et à force tu n’arrives plus à l’approcher. C’est pourtant simple ce qui se passe dans un lit entre un homme et une femme, mais toi tu en fais un drame en cinq actes…… » p.40

Celui-ci, plus maîtrisé à mon goût (mais aussi bcp plus construit et/ou concis) et de par le foisonnement de sujets (peinture, écriture, photo, amour, fidélité, maison, mots….) m’a touché davantage. M’a parle, ou plutôt : il a su trouver des mots (sans la logorrhée colérique d’autres livres antérieurs) que j’ai (eu) dans ma tête, avec plus de lucidité et distanciation.

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Regardant un tableau il dit p.ex. ce qui me rappelle quelques sensations que j’ai pu éprouver devant certains tableaux…. :

« Au second regard je me laisse absorber, j’entre prudemment – c’est comme dans la lecture, il faut y revenir pour éprouver la sensualité qui se cache sous les mots, que les mots diffusent mystérieusement selon la façon dont l’écrivain les a disposés. La sensualité ou le désarroi, ou la peur, quelque chose qui surgit soudain d’une scène en apparence anodine. Ici ce sont les couleurs qui prennent la place des mots, elles nous attirent malgré nous vers les profondeurs, on se sent soudain inexplicablement ému, ou perdu, ou dans le plaisir, ou transporté plus loin qu’on ne voudrait…. » p.144 …

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J’ai aimé la « sophistication relâchée » du va-et-vient entre réel, passé, présent, littérature, art (sous toutes les formes), le déroulé du travail d’écriture, la « facilité » avec laquelle on suit le personnage central sur les bords de la Baltique, en marche sur les digues battues par les vents…. et décrivant les gestes quotidiens comme faire du vélo ou l’amour, aménager une maison, fumer sous la véranda…….tout en traitant les sujets qui hantent tous ses romans :  culpabilité, fidélité-loyauté (le couple), jalousie, sensualité, paternité…

De plus il y a de belles pages sur Theodor Storm, un auteur dont l’oeuvre m’avait marqué dans mon adolescence et qui savait si bien parler de cette région d’Allemagne du Nord que j’ai aimé (sans y être retourné depuis les années 70).

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Pour finir le bel extrait d’une lettre de Tolstoi à sa femme Sophia, qui avait tenté de se suicider, mis en exergue et re-cité dans le livre :  » La vie n’est pas une plaisanterie, et nous n’avons pas le droit de l’abandonner ainsi. C’est même irraisonnable de la mesurer suivant la durée du temps; les mois qui nous restent à vivre sont peut-être plus importantes que toutes les années vécues ; il faut bien les vivre. » (29.10.1910) – Tolstoi est mort en novembre de la même année…..

Je pense qu’on peut bien lire ce roman même si on ne connait ni Lenz, ni Nolde, ni l’Allemagne du Nord….. toutefois cela rajoute un plus à la densité si oui…..

* C‘est drôle la « coïncidence » synchronicite de la lecture de ce roman avec ma première participation  à un club de lecture « allemand » sur Grenoble la semaine prochaine – les membres de ce groupe informel viennent de lire « Deutschstunde » de Lenz (sorti en 1969 – et que j’ai lu, mais pas relu dans les années 80)….

PS. J’ai regretté en tant que traducteur que le traducteur de « Deutschstunde/ Leçon d’Allemand » n’a pas été nommé (Duroy insère pas mal de passages de la version française dans son roman…..)…. C’est Bernard Kreiss –  « contorsionniste spécialisé dans l’art du mimétisme et du grand écart syntactique  » [……il a accepté de réviser quarante ans après sa traduction de La Leçon d’Allemand de Siegfried Lenz : «  J’y ai passé un mois, fait environ quatre cents corrections, et constaté toutes mes imperfections de débutant. Et pourtant je n’avais alors reçu aucune critique négative, et mon texte avait même servi pour l’agrégation… » ]http://www.lemessager.fr/Actualite/Chablais/2012/01/29/article_bernard_kreiss_orfevre_de_la_traduction.shtml

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6 commentaires pour Les écrivains et le peintre

  1. culturieuse dit :

    De belles reproductions, mais j’aurais aimé les voir légendées.

    Aimé par 1 personne

    • lorenztradfin dit :

      Tu as raison – quand on vit dans sa bulle …. on oublie que l’oeuvre de Nolde n’est pas aussi connu en FRance qu’elle devrait l’être – malgré l’impressionnante expo au Grand Palais à Paris en 2009 ou ’10 ….. J’essayerai d’y remédier…. Merci ton message

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  3. lorenztradfin dit :

    Une amie lectrice m’a adressé ce jour (13.4.15) un mail : « Juste pour te dire que je viens de finir au petit matin « Echapper » … livre admirable qui m’a touché au plus haut point. Quelle justesse de ton pour parler à la fois littérature, peinture et dualité des sentiments : unheimlich stark und schön !
    « Ce n’est pas facile de parler de peinture, on en vient généralement à parler de soi. Comme lorsqu’on parle d’un livre, d’ailleurs nous avons chacun nos raisons de l’aimer ou de ne pas l’aimer; Le livre ou la toile cristallisent des émotions qui sommeillent en nous et parfois il nous faut plusieurs jours pour parvenir à les formuler »
    Merci !

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